©Romain Chalet
Depuis le confinement vous êtes dans un entre deux. Dans un drôle d’état. Un état de somnolence... Allez-vous rester à jamais dans les bras de la nuit ? Vous avez une mélodie dans la tête. Dans une gare vous avez le souvenir de quelqu’un qui vous regardait partir, vous ressentez des émotions étranges. Une sorte de mélancolie, dans cet automne qui plaît tant au cinéaste Xavier Dolan et qui emmerde toujours son équipe, parce que les jours sont plus courts. Moins d’heures pour tourner, plus de précipitations, mais lui désire cette lumière si particulière. C’est aussi ça la couleur de votre regard sur les jours qui passent. Depuis longtemps certainement. Des années. Depuis le jour où Black Francis à disloqué les Pixies (reformé sans Kim Deal, ce n’est plus qu’un ersatz du groupe), depuis une nuit où Morrissey s’est séparé de Johnny Marr, depuis ce fameux après-midi où vous étiez seul sur le quai d’une gare. Cet entre deux, cet espace-temps, propre à Bill Murray dans Un jour sans fin. Peut être que le seul moyen d’apaiser ce vague à l’âme se trouve dans une région de France. A Tours plus précisément. Puisque c’est de ce lieu que le groupe Strawberry seas distille sa pop en clair obscur, alternant des vagues de teintes douces et des élans qui vous emportent comme une bourrasque.
Comment est né le groupe ?
Carine : A la base, le groupe s’est constitué autour de notre couple (Carine et Raphael). Raphael a toujours joué dans des groupes depuis le lycée, jusqu’en 2016 où il a quitté son dernier projet ( LVOE ). De mon côté je compose depuis longtemps dans mon coin sans avoir eu de groupe auparavant. Ce moment de pause était l’occasion pour nous de faire quelque chose tous les deux, et on a commencé à composer et enregistrer des morceaux, sans se poser de question sur notre devenir. On a vite été emporté et on a sorti un premier morceau, Summer’s Ending, avec un clip maison bricolé avec des images d’archives. On a eu de bons retours, dont un blog d’indie-rock brésilien qui nous accordé notre première interview. A l’époque on n’avait même pas de photo et on en a prise une sur le canapé avec notre webcam pourrie. Ce premier single a finalement apporté la première pierre à la création de Strawberry Seas. Nous avons très vite été rejoint par notre ami Romain (batterie) avec qui Raphael avait joué pendant de nombreuses années, et on a sorti notre premier EP sur Bandcamp quelques mois plus tard.
Qu’est ce qui a orienté les choix musicaux pour ce deuxième album ?
Contrairement à certains groupes qui peuvent subir la fameuse pression du deuxième album, nous nous sommes sentis libres de ne pas répondre à des attentes particulières. Depuis la sortie du premier album, nous avons beaucoup composé et nous sous sommes retrouvés avec une vingtaine de chansons déjà bien avancées qui ne demandaient qu’à sortir. Le temps nous a d’ailleurs paru long entre la création de certains morceaux qui étaient en nous depuis longtemps et la possibilité de les partager. Nous avions alors un premier album à défendre et avions laissé dans une cocotte toutes nos nouvelles inspirations. Ces chansons qui ont été créées au fil des mois sont assez différentes les unes des autres. C’est vrai que nous composons de manière spontanée, sans se soucier d’une ligne ou d’un idéal esthétique à atteindre. Nous avons voulu partager les chansons qui nous paraissaient essentielles. On a trouvé intéressant d’assumer ce contraste que l’on peut avoir avec deux faces bien différentes, la première étant plus flamboyante, et la seconde plus mélancolique.
Qui compose ?
Certaines chansons sont composées vraiment à deux. Par exemple l’un prend la guitare ou le piano avec une suite d’accords et une dynamique, et l’autre va trouver une ligne mélodique, puis une autre partie qui va coller et qui va emmener le morceau plus loin. D’autres sont composées par l’un ou par l’autre et l’un devient l’arrangeur de l’autre. La majorité des morceaux sur cet album ont été composés à la guitare (Carine bien que claviériste compose beaucoup à la guitare). Nous avons la chance d’avoir Romain qui au-delà d’être un batteur créatif, s’implique vraiment dans la structuration et l’arrangement des morceaux.
Qui écrit les textes ?
On écrit les paroles à deux aussi, et elles arrivent toujours en dernier. Nous sommes assez bon en yaourt, ce qui est confortable et nous permet dans un premier temps de se concentrer vraiment sur la composition. Pour les paroles de certaines chansons, les thèmes étaient évidents, on avait vraiment une histoire à raconter, et elles étaient écrites quasi dans la foulée de la musique. Pour d’autres, il nous faut quelque temps avant que nous soyons vraiment imprégnés et que la musique nous guide vers le sens du texte.
L’expérience de la scène comparée au studio ? Où vous-sentez le mieux ?
Beaucoup de groupes ou d’artistes vivent leur musique pleinement en la jouant sur scène. De notre côté, nous nous épanouissons surtout dans la création. C’est un besoin viscéral au quotidien. Nous avons fait pas mal de scène avec Strawberry Seas (même pendant la Covid) et avions mis un peu entre parenthèses l’enregistrement des nouveaux morceaux. Nous avons donc eu envie de nous plonger complètement dans la compo, l’enregistrement et laisser de côté pour un temps la scène. Nous sommes d’ailleurs retourné au trio d’origine pour cet album. A notre niveau, la création se fait vraiment dans l’intime, dans notre cocon plutôt que dans une salle de répète. Nous utilisions le terme bedroom pop à l’époque de notre premier EP, cela nous identifie parfaitement en ce moment.
Quelles sont vos références musicales ?
Nous avons découvert la musique à notre jeunesse dans les années 2000 en écoutant les groupe des nineties avec 10 ans de retard. On empruntait à l’époque les CD à la médiathèque et on scannait même les pochettes pour les imprimer avec une qualité dégueulasse. Nirvana, les Pixies, Pavement, Smashing Pumpkins, Sonic Youth, Sparklehorse ont été nos premiers héros, et nous revenons toujours vers eux avec affection. Nous avons également écouté beaucoup de Britpop et de musique des années 60 : les Beatles, les Kinks, le Velvet Underground, Dylan, Neil Young, cela nous a donné le goût des mélodies. Ces influences doivent plus se ressentir sur ce deuxième album. Ces dernières années, nous avons bien accroché à des artistes comme Kevin Morby, Kurt Vile, ou Courtney Barnett.
Des références littéraires ?
Malheureusement, nous manquons de temps pour lire, et nous ne pouvons pas dire que nos lectures ou les autres formes d’art influencent directement notre musique. En tout cas pas de manière consciente. Si nous devions citer quelques auteurs, nous avons été touché par l’ambiance particulière qui se dégage des romans de Carson McCullers, Cormac McCarthy, Kerouac, Beckett, Kafka, l’anticipation d’Orwell ou de Ray Bradbury.
The love song est l’une des chansons les plus bouleversantes que j’ai entendu depuis longtemps... Raphael : Merci beaucoup pour ces mots, ça nous touche. Cette chanson est sortie d’un jet au piano. Une chanson sur l’amour universel et l’émerveillement que l’on peut ressentir, face à la liberté, à la nature. Concernant la mixité des deux voix, le premier album a été construit assez rapidement avec des morceaux que nous faisions tourner en répète et Carine ne prenait pas part à ce moment au chant lead. Cela s’est fait naturellement sur ce second album où on a exploré plus de choses. On s’est laissé plus de liberté et on a envie de voir encore plus large pour la suite.
Le format de vos chansons est très concis comme pour Action (1mn53 ). Je pense alors aux Pixies : rapide et essentiel.
Bien vu, nous sommes d’énormes fans des Pixies et connaissons chaque note de Surfer Rosa et de Doolittle par coeur. Le sentiment d’urgence qu’il y a dans ces petites bombes nous a forcément influencé. On retrouve également ce format dans les hymnes pop des 60’s où les mecs balançaient des harmonies vocales et des riffs de guitares imparables en 2 minutes 50. Je pense qu’on adore ce format, et que faire des tracks ambiants ou expérimentaux de 7 minutes ce n’est tout simplement pas notre truc. Beaucoup d’albums qui sortent aujourd’hui brodent autour d’un style et d’une ambiance, avec parfois des morceaux qui s’étirent, sans refrains, qui s’écoutent en fond, en train de faire la cuisine ou de chiller dans son salon. Nous percevons Sea Diver comme un album qui s’écoute intensément, en restant près de la platine, avec une première face pour faire la fête, chanter et boire des coups, et une deuxième pour chialer et réfléchir au temps qui passe.
Comment arrive l’inspiration ?
Carine : On compose beaucoup, et finalement presque à chaque fois qu’on prend un instrument. La mémoire de nos téléphones est d’ailleurs tout le temps saturée avec des mémos vocaux de bribes de morceaux enregistrés sur le vif. L’inspiration vient et on se laisse toujours porter jusqu’au bout de l’idée, même si au départ cela peut être un morceau qui paraît éloigné de ce que l’on peut faire habituellement. C’est difficile parfois d’avoir du recul sur certaines idées et le fait de les partager avec l’autre est essentiel. Des idées qui à la base paraissaient peu concluantes peuvent se révéler avec les arrangements de l’autre ou une autre dynamique. On essaie d’enregistrer assez vite afin de concrétiser les morceaux. Raphael a tendance à être très concret et à vouloir finaliser le morceau pour se rapprocher du résultat final, alors que j'apprécie souvent la première version lo-fi enregistrée à l’arrache. Parfois aussi, des idées de l’un qui avaient été abandonnées reviennent dans un nouveau morceau, de façon inconsciente, c’est comme des idées fixes qui auraient tourné en fait dans nos esprits sans qu’on s’en rende compte et qui ressurgissent sublimées.
Votre matériel, le choix de votre son ?
Nous avons tout enregistré à la maison. Raphael est un énorme geek de guitares et de pédales d’effet, du coup nous sommes bien équipés avec des Fender vintage, une copie japonaise de basse Rickenbacker et de nombreuses overdrive, fuzz, chorus et autres reverb qu’on retrouve sur tout l’album. Pour les claviers, nous n’avons pas la chance (ni la place) d’avoir du matériel vintage, mais les claviers qu’on utilise nous permettent de s’en rapprocher. Je suis fan du wurlitzer, on a beaucoup joué avec. Le piano également qui n’était pas présent sur le premier album et bien sûr les orgues et mellotrons. On aime bien également le son pittoresque du trombone qu’on avait d’ailleurs utilisé sur Someday sur le premier album. Il y a de nombreuses raisons de pester sur notre époque du tout-numérique, mais le home studio qu’on s’est créé nous permet aujourd’hui de sculpter un univers sonore sans aucune limite à notre créativité et sans aucun besoin d’aller enregistrer dans un studio, alors que nous vivons en appartement. Nous aimons faire les choses nous-mêmes (il en est de même pour les clips et l’univers graphique) et aimons garder la main sans devoir passer par des intermédiaires. En ayant choisi la voie de l’auto-prod, nous sommes désormais libres de sortir notre musique librement sans respecter un calendrier qu’un label ou une structure pourrait nous imposer.
FABIEN HECK
Strawberry seas – Sea diver ( Blue Walrus) 2022
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