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Philippe Druillet // Interview Persona, l'intégrale

Dernière mise à jour : 1 mai 2023


© Vincent Rouen

La bande dessinée est un combat

par Vincent Rouen


« Lorsque l’on découvre La Nuit à seize ans, on ne s’en remet jamais totalement… » ; c’est par ces mots maladroitement énoncés que j’étais entré en contact avec Philippe Druillet lors de notre première rencontre. Il dédicaçait alors l’une des ses premières collaborations avec la galerie Barbier : Flaubert Druillet, une rencontre. A l’heure où une superbe réédition augmentée de cet ouvrage est disponible, que se profile en mai prochain un spectacle avec Zombie Zombie, que sortent des ouvrages chez Dargaud et Citadelles et Mazenaud et que se met en place le prix Philippe Druillet avec cette même galerie Barbier, il était opportun de faire le point sur l’actualité du maître, de revenir sur quelques éléments clés de son parcours et de se repaitre deux heures durant de la générosité et de la faconde de cet artiste majeur. En direct de son palais des mille et une nuits d’Herblay…


Commençons par la fin, cette collaboration avec François Avril… Il y a d’abord eu le superbe Apocalypses qui devait n’être qu’une expérience unique, puis la belle surprise de l’île des morts et, lors de notre dernière rencontre, François Avril me disait qu’il y aurait peut-être encore une suite ; qu’en est-il ?

En fait j’ai dû lui dire que l’île des morts était un réservoir de création inépuisable qui a inspiré un grand nombre d’artistes et d’écrivains même s’il y a quelque personnes nauséabondes dans la liste.... Dans l’immédiat il n’est question de rien. C’est lui qui avait découvert dans mon atelier la toile de Boecklin sur laquelle nous avons travaillé ensuite comme des fous. Ce qui était intéressant entre François et moi c’est que nous sommes diamétralement opposés et la seule chose qui nous relie c’est la notion de l’espace, ce que jean-Baptiste Barbier, mon galeriste et ami, a très bien ressenti. C’est lui qui a commencé en noir et blanc et et mis en place mes interventions sur les formats que nous avons exposés. Alors je ne vais pas dire que j’ai fait un travail de faignant mais le patron, là, c’était lui et j’ai trouvé ça merveilleux car c’était une véritable collaboration et à chaque fois qu’il avait placé l’espace Druillet, ça fonctionnait, il y avait une complémentarité absolue, ce qui a fait le succés des deux expos et des deux bouquins… Mais rien de concrêt n’est prévu pour l’instant.


L’île des morts est déjà présente dans Gail, n’est-ce pas ?

Oui, c’est déjà l’île des morts. J’en ai fait plusieurs versions ; la dernière édition c’est celle de Michel Edouard Leclerc qui a fait des tirages sublissimes qui sont aussi bons que les originaux. C’est chez moi une obsession depuis toujours. j’ai retrouvé des traces de l’île des morts dans le cinéma, dans le Mac Beth d’Orson Welles, dans le Hamlet de sir Lawrence Olivier et dans pas mal d’autres films tels les Chasses du comte Zaroff… C’est une peinture qui obsède, qui continue à obséder et qui obsèdera encore pendant longtemps, tant que l’espèce humaine vivra ; ce qui ne va pas durer longtemps d’ailleurs… Ce qui est intéressant c’est que Boecklin avait fait deux toiles, en éspérant avoir un succès égal pour les deux : une sur le bonheur et la vie et l’autre sur l’île des morts. Personne n’a voulu du bonheur, tout le monde s’en fout, c’est l’ile des morts qui a marché. Le nombre de cartes postales, de lithographies, y compris de fausses comme celle que je possède ici, qui bien que signée Boecklin n’est pas de lui ; c’est inoui ce qu’il a eu comme influence. Chéreau avec la Tétralogie s’en est servi, Dali y est passé, tous les contemporains, tous les grands. Boecklin en avait peint cinq, elles sont dans des musées américains et européens, une a été brulée en Allemagne (Berlin, NDLR) lors des bombardements ; la ville qui détenait le plus d’oeuvres d’art, Dresde, a été détruite dans un massacre humain épouvantable… J’avais commencé à la travailler dans les années quatre-vingts déjà en peignant sur craft ; je peignais sur le dos de la toile, pas sur la partie induite et blanche mais à l’envers comme certains peintres le font car cela donne de la matière et je voulais déjà faire un scan de l’île des morts image par image ; j’ai fais deux ou trois pièces - toutes ont été vendues - ensuite j’ai abandonné l’idée et François est revenu là-dessus, voilà, c’est une très belle aventure.


Pour en terminer avec l’île des morts, vous y rendez hommage à William Sheller dont vous avez réalisé le clip d’Excalibur, parlez-nous de cette relation particulière que vous avez avec lui …

Cette relation avec William Sheller cela remonte à mon arrivée dans ce métier en 1970. Ca a fait un certain bruit et j’ai été immédiatement délicieusement assailli par des gens exceptionnels comme Pierre Bachelet que j’ai complètement oublié dans mes mémoires, c’est une catastrophe absolue et José Arthur aussi d’ailleurs , deux personnes qui ont compté dans ma vie – je commence à être malade déjà au moment de ces mémoires – et puis un jour je reçois un coup de fil d’un jeune homme, Sheller donc, qui me dit qu’il aimerait bien qu’on fasse connaissance. Il me dit « Moi actuellement je fais du showbizz » ; à l’époque c’était sa chanson Rock’n’dollars, un truc de rock bien balancé d’ailleurs pour un français et il me dit « Je fais un peu du populaire mais j’ai dans ma tête d’autres projets muscicaux ». On s’est appelés de temps en temps et dix, quinze ans après il commençait à bouger et c’était un des rares musiciens français à part Michel Legrand et compagnie, dans le showbizz qui savait composer, écrire et qui était un virtuose. Donc il me dit avoir une chanson qui correspondrait tout à fait à mon travail et nous avons eu beaucoup de chance car on a eu beaucoup de sous à l’époque par rapport à la norme des clips habituels. J’ai pu faire un travail de décomposition, de story board, de dépouillement total, vraiment un travail précis et j’ai surtout pu donner un story board lumière, ce qui est rarissime ; personne ne sait faire sauf les chefs opérateurs. C’est l’avantage du dessinateur, quand ça coinçait sur un plan, j’avais toujours mon carton, mon cahier à dessins et je replaçais le cadre, un petit truc solaire, une lumière du plafond, une contre-lumière ; toute la cuisine habituelle et nous avons tourné ça très rapidement, avec un énorme budget sauf qu’un voyou comme d’habitude – car il fallait un producteur – nous en a piqué 15% pour ne rien foutre d’ailleurs. Nous avons ramassé huit prix, notamment une Victoire de la musique, c’est quand même fabuleux. Après, comme toujours, il y a des amis très chers - et il en fait partie - que l’on voit souvent, d’autres moins parce que bon, les évènements de la vie… c’est comme un tournage, on travaille pendant quelques mois selon la production avec des gens avec qui on vit 24h/24 et en partant on jure de se revoir la semaine suivante et chacun repart vers sa route… Mais c’était un moment exceptionnel et c’était aussi les débuts de la 3D d’où le générique d’entrée et de sortie qui étaient extrèmement purs avec un rendu graphique et un mouvement de caméra que seule l’image de synthèse permettait alors que le dessin animé c’est zoom avant zoom arrière, latéral droit, latéral gauche… C’était, là encore, une très belle aventure.


A propos de clip, pouvez-vous nous parler de votre rapport au cinéma, il y a eu beaucoup de collaborations, séries, clips, CD-ROM mais pourquoi, contrairement à Enki Bilal par exemple, n’avez-vous pas tenté l’expérience d’un long métrage ? On aurait adoré voir Kazhann ou votre version d’Aida de Verdi à l’écran…

Oui…, il y a des documents qui existent. Il y a un bouquin qui sort bientôt dans une annexe de chez Dargaud sur tous les travaux que j’ai faits en 3D. Kazhann c’était 3A production, Xavier Gélin, formidable, nous avions commencé le travail et il meurt d’un cancer du cerveau, le pauvre, c’était un mec merveilleux, pas de chance, tout s’arrète… J’ai travaillé pour la Géode, je devais faire un long métrage et c’était le format qu’il me fallait dans le délire qui était le mien. Les gens venaient voir la bataille de Salammbô, on a fait je ne sais pas combien de milliers et de milliers d’entrées, le patron n’en est pas revenu et a dit puisque c’est ça, on va faire un long métrage que avons commencé. Et il y a eu, comment dire… la France…, ce pays merveilleux de trous du cul, tu peux le garder ça parce que c’est important, c’est mieux qu’au Mali ou au Niger d’accord, avec tous le respect que je leur dois mais les pauvres c’est une autre vie… Donc il y a eu l’alternance politique, Monsieur Chirac… ; or la Géode c’est politique et tout s’est arrêté. Quant à Aida, j’ai commencé, il y a des images, j’ai fait un paquet de crobards, je voulais faire une Egypte à la Druillet… Le monsieur qui était là s’est servi de mon nom pour ses frais de production et il s’est barré avec le pognon et le film n’a jamais vu le jour. là je viens de faire un clip avec Dimitri Avramoglou pour le groupe Zombie Zombie qui heureusement a été mené à son terme.



Justement vous avez signé la pochette de Livity de Zombie Zombie et vous proposez en commun en mai prochain un concert « constellé d’images futuristes »… Pouvez-vous nous parler du lien qui vous unit à cette formation et nous dire à quoi nous attendre lors de ce concert ou de cette performance ?

Il y a l’accompagnement musical du groupe. Ce travail est fait avec mon complice, qui n’est pas du tout mon assistant, comme avec François Avril, Dimitri Avramoglou qui a fait le premier Sloane sans Druillet. C’est un artiste à part entière , un véritable créateur. Ca va être un long voyage à travers la musique de Zombie Zombie, surtout le dernier qui est écrit entièrement en latin. Il y a un coté assez délirant, assez cosmique, on détruit des images déjà existantes dans ou hors de mes albums qu’on transforme littéralement. Elles n’ont plus rien à voir avec les originales qui sont une base extrèmement précieuse - on dirait même que ça a été fait pour ça… Donc ça va être un long voyage musical et un voyage dans l’espace, on va s’en prendre plein les mirettes. Cela va être projeté à Angoulème pour le jubilé qu’ils ont prévu de faire pour les cinquante ans du festival et de la carrière de Monsieur Druillet. C’est une belle expérience et Zombie Zombie sont des gens très agréables, j’ai eu la même histoire avec un groupe qui s’appelle Proton burst qui avait fait un opéra rock sur La Nuit sorti dans les années quatre-vingt-dix. Il est question d’ailleurs qu’un italien le ressorte. J’ai les exemplaires dans l’atelier de Paris. Ils ont fait un truc remarquable malheureusement j’étais chez un très grand éditeur, tout à fait respectable et honorable, une grande maison ; Stock. Ils ont voulu se lancer dans la BD et ils ont pensé qu’en me prenant les autres me suivraient. Mais évidemment Bilal avait déjà son éditeur, Tardi aussi… Alors quand on est arrivés avec ce groupe de rockers, hystériques avec des cheveux jusqu’au sol, des piercings partout il est évident que… j’aurais été chez Albin Michel où je suis parti après, on aurait pu faire un évènement plus grand. Il y a eu un spectacle public à la Locomotive qui a été un très beau succès et, comme dans le livre, ils finissent par le Requiem de Mozart, c’est quand même pas mal par rapport au hard rock. Donc j’ai toujours flirté avec la musique et musique et dessin font partie du même monde, surtout pour ma génération. Je l’ai toujours dit et je le dirais jusqu’à la fin de ma vie, je ne parle pas de Johnny Halliday ou Sylvie Vartan, quand j’ai vu arriver ces deux pots à tabac j’ai dit « Non mais attendez ce n’est pas ma génération ça, c’est quoi cette daube ». Les français adorent Halliday, tant pis pour eux… Puis sont arrivé les Doors, les Beatles, tout ça, les Stones, vous avez une liste de cent-cinquante noms ; Jimi Hendrix entre autres, dont je fais les guitares… Donc là, lorsque j’ai entendu les Doors pour la 1ère fois, je me suis dit voilà, ça c’est la musique de ma génération, c’est pas, « j’entendrais le train siffler… », ces trucs lamentables, pathétiques, à l’exception de deux merveilleux qui étaient exceptionnels et qui continuent à l’être et qui sont nés à la même époque ; Françoise Hardy et Jacques Dutronc ; deux diamants dans un océan de merde. Tu peux garder ça, on ne le dira jamais assez. J’ai également appris la poésie avec Léo Ferré et chez Brassens, il y a le talent, il y a la musique, il y a les paroles, il y a de l’humour… ; il faut avouer quand même que Monsieur Halliday manque un peu d’humour, c’était surement un brave garçon mais qu’est-ce qu’il nous a cassé les couilles… ; ah c’est pas possible, faut être français pour aimer ça !


Moi je ne suis pas un immense dessinateur, j’ai inventé un monde


Pouvez-vous justement nous parler de la reprise du personnage de Lone Sloane par Cazaux-Zago et Avramoglou ? Quel a été votre degrés d’implication et quel regard portez-vous trois ans après sur cette réalisation ? Une poursuite de cette aventure éditoriale est-elle envisagée ?

Aucune intervention de ma part mais j’ai dit voilà, il y a un univers, il y a des codes qu’il ne faut pas changer. Dimitri fait de la création pure et on a le prochain en route là si tout va bien, là je parle de l’éditeur… Je leur ai dit Sloane est un personnage un peu spécial et il ne peut pas faire n’importe quoi. Ils ont complètement compris le truc et au départ Babel devait faire je crois trois volumes, un truc énorme et l’éditeur,et ça ça peut se comprendre, n’a pas pris le risque. Par contre, pas de chance, quand le bouquin est sorti, j’étais à l’hôpital et n’ai pas pu accompagner mes deux compères. Ils ont fait la pub tout seuls et comme la maison Glénat n’a rien foutu sur ce bouquin, comme elle ne fout rien sur les autres par rapport à moi, c’est hallucinant - le retour de Métal Hurlant fait plus pour moi que mon propre éditeur - c’est à mourir de rire ! Ca aussi tu peux le garder parce que c’est quand même pas croyable ! Donc j’ai compris que j’allais avoir avec moi pour, je l’espère le plus longtemps possible, un authentique artiste, Dimitri, graphiste, inventeur et qui est très très très dominant sur le clip Zombie Zombie. Et donc, voilà, c’est une association. En tout cas ça continue, si ce n’est pas chez Glénat ce sera ailleurs. Je leur ai dit : « vous avez les clefs de la maison maintenant, les codes vous les avez ». Alors bien sûr on a parlé de l’histoire et bien sûr j’ai émis quelques idées, mais si je réfléchis bien, je n’avais pas mon mot à dire ; c’est simplement d’une grande qualité.



Vous en parliez, depuis l’automne 2021 une nouvelle « saison » de la mythique revue Métal Hurlant paraît en kiosque, vous étiez en couverture du n°2 et vous êtes à l’honneur du n°4 avec une passionnante interview ; vous êtes clairement devenu plus que tout autre l’incarnation, la figure tutélaire, de cette revue et de la révolution culturelle qu’elle symbolise, non ?

Oui, enfin faut peut-être pas exagérer non plus, il ne faut quand même pas oublier Moebius et puis surtout le travail de mon ami Jean-Pierre Dionnet. Métal hurlant est devenu très rapidement et encore aujourd’hui un mouvement graphique et culturel comme le dadaisme, comme le surréalisme, comme le groupe Cobra, comme des tas de naissances de style, un mouvement artistique qui a franchi l’Atlantique avec Heavy métal. Nous avons donc accompli quelque chose d’énorme à l’époque et je trouve très bien que Métal ressorte aujourd’hui et que ça donne une possibilité à des jeunes dessinateurs, un support nouveau parce que les journaux sont importants, parce que vous avez les frais de photogravure qui sont déjà amortis par la publication. Là c’est Glénat qui ramasse parce qu’ils sont obligés d’acheter chez Glénat mais ça c’est autre chose… Moi-même je suis abonné à Fluide glacial parce qu’il y a de très bonnes choses et puis ça fait travailler des jeunes et il le faut, c’est très très important. Mais je dois dire que ce retour sur Métal a été surtout important parce que j’ai vu des gamins arriver, mes Six voyages sous les bras. Je rigole mais ça me touche quoi, et ils me disent, c’est quoi ce truc là ? C’est nouveau, ça vient de sortir ? Alors je pose la question piège : mais pourquoi vous achetez ce bouquin ? Les mômes me répondent : « Ca arrache ! » et c’est exactement le terme qui convient… Donc le retour de Métal, c’est quelque chose d’important qui nous relie avec l’Amérique, l’Amérique que nous aimons, pas l’Amérique des cons. Bon ça c’est propre à chaque pays, c’est pas nouveau. Les gens de la Silicon valley je les hais, nous sommes devenus des esclaves de ça (il montre le portable), comme dans les champs de coton, nous sommes des nègres pour eux, pas autre chose, je les hais, donc voilà.


Dans le n°2 de cette nouvelle série Jean-Pierre Dionnet justement, dit de vous : « C’est un prométhéen, il ne nie pas Dieu, il essaie de prendre sa place. Il est à la fois dans le sacrilège et dans la religion. Il ne peut rien y faire car il est le produit de son éducation espagnole et de l’idéologie franquiste de ses parents… ; tout cela peut mener au fascisme où vous conduire sur le chemin des étoiles » ; chemin qu’en effet vous avez suivi et défriché… Que pensez-vous de cette description , l’aspect prométhéen ? Le rapport à la religion ?

L’intérêt de ce genre de question c’est que quand on travaile, on ne se la pose pas ; ça c’est la première chose… Alors on a un monde intérieur qui a été façonné dès l’enfance par des drames, par des bonheurs, par des tragédies, par des humiliations, par la faim parce que pendant que la branche de ma famille du Gers se baffrait de poulet le dimanche, tranquille ; la mienne et moi on crevait la dalle dans les squares d’Aubervilliers à manger des sandwiches froids. Tout ça vous forme et vous marque – mets tout ça – ça fabrique quelqu’un… Alors ça fabrique quelqu’un dans le négatif, c’est-à-dire la vengeance, la haine, mais on peut se venger aussi pacifiquement. Alors au lieu de prendre une Kalachnikov, je vais prendre une plume et un pinceau et je construis. Et puis il y a les rencontres qui sont importantes, sans René Gosciny, je le dirai jusqu’à la fin de ma vie, je serais difficilement là. J’étais prêt déjà depuis cinq ou six ans. il y a eu le Losfeld (Le Mystère des abîmes NDLR) que je ne renie pas, qui est mon Tintin au pays des soviets, c’est un bouquin d’adolescent ; il y a tout Druillet en naïf dessus, c’est les grottes de Lascaux sans le génie et simplement une mémoire inconsciente. J’étais prêt et personne ne voulait de mon boulot, on m’appelait le dingue, « voilà encore le dingue avec son carton à dessin géant qui rapplique ». Je me faisais jeter de partout sauf chez Raymond Poïvet, un grand dessinateur qui travaillait chez Vaillant - ma famille m’interdisant d’acheter Vaillant parce que c’était un journal communiste, bien sûr, la connerie jusqu’au bout... La lecture de mon enfance c’était dans la loge de concierge - comme Jean Teulé que j’aime et qui vient de nous quitter, c’est une horreur - c’était « Nous deux ». J’en parlais d’ailleurs récemment avec Libératore - un des plus grands dessinateurs au monde, c’est stupéfiant ce que cet homme peut faire - il y avait donc un espèce de roman dessiné, l’école italienne, celle de la peinture et du lavis … Moi je ne suis pas un immense dessinateur, j’ai inventé un monde ; c’est tout, c’est ça mon truc mais pour revenir au point de départ, toutes ces choses additionnées font qu’on arrive à un moment donné à tout lâcher… Et, bon, découvrir Lovecraft à l’âge de seize ans, ça vous transforme une vie. Je ne lisais pas que ça, mon inconscient m’amenait vers l’opéra, je lisais Kafka, je ne savais pas qui c’était Kafka, j’allais aux puces, je trouvais des bouquins à un ou deux francs… Je lis Le Rouge et le noir de Stendhal…, je ne comprenais rien mais je me dis « il y a une étrange musique, des sons, des mots… », ensuite on évolue, j’ai avalé des centaines et des centaines de livres de science fiction. Quand je pense au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, c’est nous qui avons inventé toutes ces conneries là avec les écrivains ; on aurait mieux fait de faire du Bécassine ou du Fripounet parce que là c’est un cauchemar total… Ce qui nous arrive, nous l’avons dessiné. J’ai essayé longtemps, comme tous les crétins qui font ce métier de comprendre pourquoi je le faisais, qu’est-ce que je cherchais quand je faisais une planche, racontais une histoire ou faisais une peinture… Avant tout, je suis un auteur de bande dessinée, hein… Si après j’attaque les autres supports, c’est par la suite ; avant tout je revendique mon statut et je me suis battu pour ça toute ma vie. Petit aparté , parce qu’il y en a qui m’ont dit « Tu te prends pour un peintre maintenant ? » ; Je les emmerde, je fais ce que je veux.. mais avant tout je suis un auteur de BD. Et je me suis posé la question « qui est derrière mon dos à me souffler des trucs pareils» ? Parce tout d’un coup lorsque je travaille, il y a ce qui arrive, grâce à la musique d’ailleurs, que ce soit le rock ou la musique symphonique… Lorsque j’ai fait le Requiem de Verdi ou Carmina Burana de Carl Orf avec Dimitri Avramoglou, ce n’est pas pour des prunes, j’ai acheté cette musique, j’avais seize ans, je ne savais pas ce que c’était mais j’ai compris tout de suite que ça me parlait, comme les Doors… Tout d’un coup il y a une porte qui s’ouvre et cette porte laisse entrer, tout un tas d’influences, d’écoutes, de rencontres, de films, de livres et autres, de bandes dessinées aussi, bien sûr. Après on touille tout ça mais il y a quelque chose qui vient de chez vous que je n’ai jamais su exprimer totalement, que je ne saurai jamais, qui fait partie quelque part du mystère je crois. Mais qui est derrière tout ça, pourquoi on fait tout d’un coup ce genre de truc, je n’ai jamais trouvé la réponse, je crois que je mourrai avant de l’avoir trouvé et c’est très très étrange, très étrange, très particulier… Et à l’époque j’étais totalement exalté parce que comme je vivais dans la médiocrité la plus totale, familiale j’entends, en dehors de ma grand-mère qui n’était pas cultivée mais qui était intelligente, voire la nuance… J’allais très vite… Je suis sorti de la banlieue et tout d’un coup je me suis mis à acheter des bouquins de science fiction, des revues de science-fiction, d’aller à la cinémathèque et très vite j’étais dans ce bain. Et je me suis dit maintenant si tu veux survivre, tu quittes la banlieue et tu t’installes à Paris et, grâce à ma grand-mère, j’ai eu une chambre au 6ème où j’ai commencé à construire quelque chose, continué à m’enrichir, lire et compagnie et surtout à dévorer des film. Alors je me marre quand on me dit que Truffaut, symbole du cinéma, très jeune, allait piquer des photos de films, et bien oui, il n’était pas le seul ; moi, Dionnet et beaucoup d’autres…. Donc un apétit de connaissances total pour sortir de son milieu à tout prix et j’aurais pu en sortir par la délinquence, par la violence… Ce mystère de la création, parce qu’on ne passe pas pour Dieu contrairement à ce que dit notre ami Dionnet mais je comprends le symbole bien entendu, c’est aussi un travail, une technique et je n’ai jamais parlé de mon boulot comme de mon art, j’appelle ça mon boulot, je fais mon travail, point barre, après les gens décident ; ça leur plait ou ça ne leur plait pas. Par contre, je l’ai toujours dit, j’étais certain à cette époque qui sortait d’un gaullisme vieillissant que je ne pouvais pas être le seul à penser ce que je pensais et, quand Pilote est sorti, ça a été l’explosion litérale et ensuite il y a eu Métal hurlant bien entendu, donc voilà…


Dans l’interview parue dans le n°4 du nouveau Métal Hurlant vous évoquez votre ancien état de « révolution permanente à la fois politique, sociale et sexuelle », avant d’avouer que vous voyez les choses différemment maintenant… Qu’est-ce qui a changé ? En quoi le Philippe Druillet d’aujourd’hui est-il si différent de celui de ses dix-huit ans ?

Je suis toujours aussi con, ça c’est clair, mais il y a aussi le temps, l’âge, l’expérience, le vécu et puis nous sommes prisonniers dans une cage, nous sommes des oiseaux merveilleux dans une cage en béton et cette cage en béton, c’est le corps qui nous impose parfois des choses… Donc le temps façonne, modèle, c’est évident. Marc Caro qui est un excellent ami, un merveilleux dessinateur et un très grand créateur me dit : « j’aimerais bien que tu me fasses des scénarios », et je lui dis « Mais qu’est-ce que tu veux que je te fasse comme scénar ? » et il me drépond : « J’adore Vuzz, je voudrais que tu me fasses du Vuzz… » Mais mon Marc chéri, j’ai fait ça à une époque avec les roustons qui nous montaient jusqu’aux épaules… Aujourd’hui, non, je suis un autre homme. Le quinze janvier tu es à la page quatre, donc tu travailles sur ton truc et au mois de juin tu ne vas pas être le même qu’en janvier, donc à quoi ça sert que tu fasses un scénario complet ? Tu réfléchis, tu évolues et ce que tu vas rencontrer, ce que tu vas voir te transforme. En vérité l’artiste est un vampire, c’est un Dracula qui va à la pêche, qui a besoin des autres pour vivre et qui, comment dire, se nourrit du sang spirituel des autres, c’est comme ça. Un écho, un article, un fait divers, une rencontre peut faire tout à coup bifurquer complètement un scénario qui apparemment n’a rien à voir avec le propos de cette rencontre. J’ai gardé l’idée que je respecterai toujours de mon ami José Arthur : « Quoi de neuf en art : les grottes de Lascaux »…



Dans le texte introductif du superbe Metal heros, florence Cestac livre une très belle description de l’homme que vous êtes où elle insiste sur l’affectif et l’amour que vous portez à votre prochain, ; elle vous y invitait par ailleurs à un travail en commun…

Alors d’abord Florence est une amie très chère que j’aime beaucoup, on s’est appelé et on a pleuré tous les deux la mort de Jean Teulé et elle m’a cité dans des tas de bandes dessinées à elle, c’est quelqu’un d’exceptionnel. Son bouquin sur Ginette la prostituée, c’est fabuleux, toutes les péripatéticiennes de France vont acheter ce bouquin ! Elle me connait mieux que personne, on est très très proches et en effet on aurait pu, on le dit toujours, faire un truc ensemble puis en définitive on déconne au téléphone. C’est aussi quelqu’un qui a le succès qu’elle mérite par son talent parce qu’elle a un putain de coup de crayon ; les gros nez elle sait faire mais elle a beaucoup morflé aussi dans sa vie et donc c’est aussi une aventure qui n’est pas loin de la mienne… ; traverser la vie… Et on s’est dit oui, on devrait faire un truc ensemble et en définitive on rigole plus autour d’une bouteille de pinard que de se mettre au boulot. Mais peut-être qu’un jour elle peut m’amener un truc insensé. Ce qu’elle a fait avec Pennac est absolument sublime. Il y a trois familles humoristiques dans ce pays : il y a eu Reiser et il y aura toujours Reiser, c’était un grand humaniste, un des premiers vrais écolos, pas les guignols d’aujourd’hui, il y a Villemin qui est un successeur de Reiser mais qui lui n’est pas humaniste et qui tape dans le tas et il ya Florence qui, pareil, s’attaque à des sujets que personne n’oserait aborder mais elle s’en sort toujours parce qu’il y a du coeur et c’est ce qui fait passer la sauce, c’est fantastique, c’est très très très étonnant et là c’est le miracle… alors je ne sais pas par rapport à ta question est-ce que Florence est en train de déflorer Monsieur Druillet, je dirais que c’est plutôt Monsieur Druillet qui est en train de déflorer Florence parce que voilà ce que je pense d’elle… Elle aborde n’importe quel sujet… Les prostituées… Il y a Pétillon qui était comme ça aussi, un profond humaniste, c’est rare et c’est étonnant, c’est fabuleux… Et j’apprends que Reiser ne se vend absolument plus… Moi je les ai tous et j’ai besoin de les relire régulièrement, ça n’a pas pris une ride et il parait que Brétécher ne se vend plus non plus, ce qui est absolument incroyable, ceci est un autre problème…. Je dérape, je dérape…


Qu’en est-il par ailleurs des différentes parutions prévues autour de votre oeuvre ?

Il y a deux bouquins qui sortent là. Chez Citadelles et Mazenod un ouvrage où ils m’ont demandé de faire l’ex-libris de l’édition avec un grand choix d’auteurs, de peintres et dessinateurs de fantastique et autres, très bel ouvrage. J’étais très flatté car Citadelles et Mazenod c’est important et, d’autre part, chez Dargaud un bouquin sur tous mes travaux uniquement sur la 3D. J’ai toujours voulu faire du dessin animé et puis un jour sort, en couverture de Science & vie, la photo que l’on voit partout maintenant avec la goutte d’eau pour les pubs sur le café. je lis l’article et on m’explique qu’on va pouvoir faire des images avec des personnages autour desquels on pourra tourner avec une caméra… C’est la fin du dessin animé « Disney » - qui a sa valeur - mais un nouvel univers s’ouvre. Après il y a la technique « Toy story », 90% du dessin animé… Avec des personnages qui ressemblent à des savonettes, c’est à dégueuler avec ces yeux à la japoniaiserie… Puis je me dis qu’avec cette technique on peut faire du Rembrandt, il y a de la matière, de la couleur, une animation très belle, de la lumière, on peut diriger les projecteurs comme on veut. Alors moi, manier la bécane, ça ne m’intéresse pas mais je sais ce que je veux donc j’ai eu, pas « sous mes ordres » qui est un mot désagréable, mais comme collaborateurs, quarante ou cinquante infographistes. On fait le plan de travail dans la journée, les gars bossent la nuit surtout et au matin il y a le père Druillet qui fait le tour des bécanes et qui se prend un pied d’enfer parce que je suis tombé sur des petits génies. Je leur dis : « Toute l’année vous êtes recherchés pour votre savoir-faire, vous vous tapez des médicaments, des bagnoles en 3D, de la choucroute en 3D, vous en avez ras-le-cul mais vous gagnez votre vie… Alors là nous faisons un Alien, voilà ce que moi j’amène, ce que moi je demande, ce que je veux et puis je voudrais surtout qu’il y ait 30% ou 20% qui viennent de chez vous, lâchez-vous ! ». Et bien c’est la plus belle des choses qui me soient arrivées dans ma vie parce que la capacité de créativité de tous ces gens, leur générosité c’est quelque chose d’absolument prodigieux. Maintenant tous les dessinateurs de BD font des films d’animation comme ils veulent, je trouve ça génial mais moi, dans les années quatre-vingts, j’arrive après Le Roi et l’oiseau… On va voir le producteur du Roi et l’oiseau et on lui explique qu’on a un projet de dessin animé et le mec fait « Quoi, vous voulez m’emmerder avec cette saloperie, ça a fait six ans de tournage, pas une entrée, c’est de la merde, j’ai laissé la peau de mes fesses, allez vous faire foutre ! ». Petit problème … Mais nous avons enfin réussi par la Géode à faire ce travail en 3D important prouvant ses possibilités merveilleuses, le développement extraordinaire de cette technologie n’empèche pas la présence humaine. Il y a avait un problème quand le numérique est arrivé, mais ça s’est calmé très vite, ça écrasait la profondeur de champ alors on se retrouvait avec un premier plan aussi net que l’arrière-plan alors que même dans notre regard ça n’existait pas. Par ailleurs, ils ont mis du temps à s’en rendre compte, ça rendait les yeux extrèmement pétillants et les dents aussi, alors on croyait que le mec il avait deux lampes de poche derrière les yeux et une autre dans le palais… c’est fabuleux cette évolution, c’est du Mélies multiplié par cent millions quoi, c’est fantastique, donc moi l’aventure du dessin animé, c’est plutôt sur les parties CD-Rom et compagnie que cinéma.


SALAMMBO - TOME 2 - CARTHAGE


En parlant de révolution culturelle, à l’instar d’un Bilal ou d’un Pratt avant lui, vous êtes l’un des grands artistes issu de la bande dessinée à être muséifié, je pense notamment à la superbe exposition « Salammbô : Fureur ! Passion ! Eléphants ! » au musée des beaux-arts de Rouen ; quel regard portez-vous sur cette reconnaissance de votre oeuvre par le monde « officiel » de l’art qui a tant méprisé la bande dessinée ?

C’est quarante ans de combat, c’est tout, il a fallu s’imposer. Il a bien fallu que les impressionnistes s’imposent… Celui qui a foutu la merde dans le monde de l’art c’est l’autre fou de Duchamp avec son bidet là, il nous a cassé les couilles et en même temps, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a ouvert les portes de la liberté, alors maintenant je dis toujours qu’il est interdit d’interdire… Maurizio Cattelan colle une banane au mur et la banane pourrit ; sa cote grimpe de 10%, (120000€ NDLR) ! Bon moi, personnellement je n’achèterais pas cela, d’ailleurs je n’en ai pas les moyens mais ça ne me gène pas, ça ne m’empèche pas de dormir et en plus des fois ça me fait rire, et on est plusieurs à rire… Il parait qu’il y a un site qui s’appelle Daube art… Parce qu’il y a des choses extraordinaires ; j’ai vu dans une revue d’art un matelas, un vrai matelas couché par terre avec juste le rebord un peu posé sur le mur… 300000€ ; on se marre, on éclate de rire puis c’est tout, c’est pas un problème, c’est le prix à payer pour la liberté. On va à Beaubourg, il y en a un qui fait des sculptures avec de la laine, très bien… ; moi ça ne m’intéresse pas mais il a le droit de faire ses sculptures avec la laine, il est interdit d’interdire, c’est tout et l’histoire jugera. C’est un marché et puis de temps en temps il y a des choses très belles, c’est pas nouveau et ça a toujours été un combat. La bande dessinée c’est un combat. En quatre-vingt-sept, je me dis là j’en ai ras-le-cul des petites galeries de BD à trois francs six sous avec les originaux avec les punaises aux quatre coins, j’en ai ras-le-cul malgré la sympathie, le respect que j’ai pour eux…, les expos chez les libraires… ; c’est pas le même métier. Les libraires c’est les gardiens du temple, la peinture c’est la galerie et moi, déjà connu, sans prétention, je prends un dossier sous le bras et je vais à Beaubourg et je me farcis toutes les galeries et les mecs me disent « Ah oui, je vous connais, moi j’aime bien mais je regrette, ce n’est pas mon public ». Alors je me fais jeter de partout. Je me dis maintenant il y en a marre, marre des petites galeries privées de BD ; la BD est un art contemporain, je veux une galerie d’art contemporain et deux amis à moi me présentent à Pascal Gabert, rue Quincampois, et je fais la première expo dans une galerie d’art contemporain. Il y avait cinq à huit cents personnes et environs cinquante personnes par jour, ils n’avaient jamais vu autant de monde de leur vie ! Après ils ont raccrochés leurs trucs habituels. Ensuite j’ai été et je travaille toujours avec Loft et Jean-Baptiste Barbier parce que maintenant ces galeries sont devenues, non pas des institutions, mais sont labellisées art contemporain. Il a fallu se battre pour ça mais moi j’ai fait le tour avec mon dossier sous le bras, j’ai eu des articles dans tous les canards, j’ai eu la Gazette de Drouot, ça va, mais l’art est un combat vis à vis de soi-même et pour être reconnu, accepté par les autres, c’est nécessaire, c’est inévitable, c’est ça la vie. C’est pas autre chose l’art c’est pas d’être pépère, sinon on fait de la merde, dans ce cas on va à Saint Paul de Vence, le refuge des anciens du BTP… J’ai fait une expo à Saint Paul de Vence il y a des années, c’était à mourir de rire, j’ai dit à la galerie « Vous êtes fous, on va au mur »… Et personne… ; on a vendu une pièce et j’ai vu dans cette ville de touristes les peintures, les pots de fleurs mal faits et tout le bordel et les mecs sont venus à mon vernissage, les peintres à la con là comme à la place du Tertre… Et les mecs me disent « Vous êtes tout seul pour faire ça ? », bah oui… « Ah bah c’est beaucoup de travail »… C’est tout ce que j’ai sorti d’eux. Donc il y a un marché pour la merde, il y a un marché pour tout le monde.


Dans ce domaine vous en êtes à votre cinquième collaboration avec la galerie Barbier & Mathon, collaborations qui sont à chaque fois l’occasion de parutions à tirages ultra limité… Est-ce la direction que vous comptez désormais prendre ? N’avez-vous pas peur de vous couper d’un large public qui n’a pas accès à ces merveilles et peut-on imaginer vous retrouver dans un format « bd » plus conventionnel et plus « grand public » ?

On fait une expo sur trois où on met des originaux de Druillet à mille balles et il y en a d’autres où c’est d’autres cotes… Moi je veux continuer à faire tant que je vivrais une expo sur trois où on va mettre des croquis à cent cinquante, deux cents et trois cents euros parce qu’il y a des mômes qui n’ont pas de fric et qui aiment mon boulot et qui ne peuvent pas se le payer quand c’est des toiles. Moi quand j’avais dix-huit ans je suis allé dans des galeries voir des gens que j’aimais, je n’avais pas une thune et je l’avais dans le cul, je regardais ça, je repartais – des fois j’avais les moyens de me payer les catalogues et j’ai dit à Jean-Baptiste Barbier si tu as des mômes qui se pointent et qui te disent « Est-ce que je peux payer en trois fois », surtout tu dis oui et on a tout vendu…


Mais tout le monde n’y a pas accès à part les happy few qui ont ces éditions limitées…

Bon ça, ça a toujours été mais de toutes façons il y a aussi une chose qu’il ne faut pas oublier c’est que Jean-Baptiste Barbier ce n’est pas non plus Gallimard et autres et qu’un bouquin ça coûte cher et comme ils le font bien, ils font leurs calculs pour savoir quel est leur public, le nombre de gens sur lequel on peut compter et on fabrique un produit par rapport à cet équilibre. Il n’est pas là pour se foutre à poil et faire la manche dans la rue, il faut bien qu’il gagne sa vie et il est extrèmement correct avec les auteurs, c’est rare. S’il a Bilal ce n’est pas pour des prunes parce que lui il est sans pitié, si j’ai un problème, je lui demande, il me sert de bouclier, il est trop fort et si il y est c’est qu’il a compris qu’il fait son boulot comme nous et qu’il se bat pour notre métier. Il est évident qu’il commence à y avoir des cotes, même en ce qui me concerne, relativement importantes mais je ne vends pas une planche à quatre-vingts mille euros tous les deux jours ; ça m’est arrivé et même plus loin mais c’est cinquante ans de boulot…


Et donc là on est dans le monde de l’art, mais Druillet, celui de la BD ?

On n’est pas dans le monde de l’art, mais dans le monde de Druillet… La BD, j’ai failli y revenir avec un truc qui m’a profondément obsédé et c’est un drame pour moi. Ce drame est lié d’une part à mon âge même si j’ai une grande gueule - tu me sers de psychiatre aujourd’hui, j’en ai besoin parce qu’en ce moment je ne rigole pas… Je me suis dit tu as soixante-dix-huit ans… Il y a La Divine comédie de Dante. Alors sur le plan vulgaire c’est un coup d’enfer pour l’édition c’est une boite à pognon parce que co-édition italienne tout ça ; c’est presque aussi important que la bible, ok, très bien mais moi je le fais comme j’ai fait Salammbô et je transpose dans l’espace et cette bande dessinée, je l’ai dans la tête de la page une à la page fin. Le seul problème c’est que c’est quatre ou cinq ans de travail et à l’âge que j’ai, avec les pépins que j’ai déjà eus, que je peux avoir… ; je me dis, me lancer dans cette affaire, j’aurais dû le faire il y a quinze ans. Il y a aussi autre chose c’est que c’est de l’ésotérisme échevelé, il appartenait à des sociétés initiatiques de l’époque – je ne veux pas dire que les lecteurs de BD sont des crétins – mais moi-même en tant qu’amateur de BD, et il parait que j’en ai fait, je me dis là il se gratte le cul ou quoi, on va où… ; on redresse le tir, c’est totalement illisible et même dans les versions modernes. Alors j’avais pensé faire une version avec des textes, des apartés et des cartouches. En vérité ce qui m’arrète et pour moi ça c’est un échec, oh il y en a eu plusieurs hein, faut pas déconner, tout artiste a des échecs mais Dante c’était vraiment fait pour moi, et puis après je me suis dit « Mais attends trou du cul, il y a mon copain Doré qui l’a fait au XIXème ; tu ne vas pas faire un truc comme Doré parce que là tu peux te rhabiller, tu peux y aller, c’est pas la peine, tu prends ta valise et tu vas à Marakesh vendre des loukoums »… Donc voilà, donc je n’ai pas avancé sur ce projet alors qu’il était mature, complet. Mais là j’ai des impératifs et des désirs. J’ai un apétit plus grand pour d’autres choses, la sculpture, toute mon aventure avec Benjamin de Rotschild qui est sur mon site maintenant…


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Dans le cadre de cette collaboration avec la galerie Barbier il y a également ce prix Philippe Druillet sur la récompense duquel vous travaillez et dont vous êtes membre du jury, pouvez-vous nous parler de la genèse et de l’esprit de ce prix ?

Jean-Baptiste Barbier m’emmerde parce qu’il a une très bonne idée mais je vais être d’un franchise étonnante : Le prix Philippe Druillet je trouve ça un peu « pépère il se la pète un peu là », je tique un peu… Mais j’ai deux voyous pour qui j’ai une admiration sans bornes avec moi dans le jury c’est Riad Sattouf qui est un monstre, un génie et Charles Berbérian qui dans son domaine n’est pas mal non plus. Ces personnages sont la lettre d’or de la bande dessinée, voilà, ce sont des gens comme cela qui feront que même s’il y a des changements, qu’il y aura peut-être saturation du marché un jour, ceux-là resteront parce qu’ils ont du génie. Mais on va le faire et ma volonté, enfin ma volonté…, on s’est mis d’accord avec Jean-Baptiste, je lui ai dit « Ecoute on ne va pas donner des prix à des monstres comme François Boucq ». Le dessin de François, c’est pareil, je parlais de Libératore, y’en a un paquet comme ça, y’a le dernier bouquin de Goossens, au secours ! Arrétez, cassez leur les mains ! Donc il ne faut pas parce qu’ils n’en ont pas besoin. C’est pour les jeunes. Premier album, premier livre mais on sent qu’il peut y avoir un futur. Moi on m’a reçu chez les grands dessinateurs quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans ans alors que je faisais de la merde mais ils m’ont reçu - comme Poïvet dont je parlais tout à l’heure - et c’est grâce à eux que quand je me faisais foutre dehors d’un coté, j’allais les voir et eux me donnaient la force. Alors pour moi ce prix Philippe Druillet ce sera ça, un jeune qui débarque, quelqu’un qui est prometteur. Moi j’ai passé toute ma vie à recevoir des jeunes et des fois on voit des dossiers absolument épouvantables mais il ne faut jamais décourager, jamais, il faut toujours être positif. J’ai parfois eu des dossiers où j’étais très emmerdé parce que c’était envoyé par un ami ou simplement comme ça par des jeunes qui osent comme moi j’osais… ; « J’ai trouvé votre numéro sur le net »… Alors on se dit merde, on l’a dans le cul, ça va pas du tout puis on tourne les pages, on regarde et tout d’un coup on trouve un truc étonnant…



La première fois que je vous ai rencontré, je vous avais dit que lorsqu’on découvre La Nuit à seize ans, on ne s’en remet jamais vraiment et vous m’aviez répondu un peu énigmatiquement qu’il n’y a pas qu’à seize ans… faisiez-vous allusion simplement à l’ensemble de votre lectorat, à George Miller, George Lucas, Denis Villeneuve ou également à vous-même ?

C’était un hommage posthume à une femme que j’ai aimée, c’était un bouquin totalement médiumnique que je commencais sans savoir les choses… Quand j’apprends la chose en plein milieu du livre, Nicole n’est pas encore partie et je continue le travail parce qu’elle se battait bien contre cette chose… Et là je vais chez Actuel et je vois une très belle femme, blonde, magnifique, une splendeur. Nos regards se croisent, bon voilà, moi j’aimais ma femme, tout allait bien, je rentre et puis quelques mois après, Nicole disparaît et cette femme que j’ai croisée chez Actuel devient mon épouse. Alors là, écrire ça dans un bouquin, personne ne va y croire, bah oui, c’est comme ça que ça se passe et ce bouquin prend tout d’un coup une ampleur… En plus le miracle, parce que je suis un peu médium de par ma mère même si c’était une nazie, il y a une page avec le personnage qui s’appelle Anita Joli-joint, je la mets mets dans l’album… ; c’est le langage de la nuit…. Toute ma vie j’ai chié dans les bottes de la mort, aujourd’hui j’en ai peur. C’est tout simple et incroyablement entremêlé de folie totale, d’apocalypse absolue quoi. C’est un bouquin sur l’apocalypse, c’est un requiem et aussi, je me suis dit, on ne se dérobe pas, ça c’est très important, Jamais dans le monde de la bande dessinée on n’a parlé de la mort… Non…, on s’adresse aux enfants pour la plupart des gens. Je me suis dit, mon pote la bande dessinée est devenue adulte, on l’a prouvé, on se bagarre pour ; et bien pour la première fois je fais un bouquin où on parle de la mort, voilà. Et là ça a été la claque dans la gueule, totale, pour tout le monde et c’est ma meilleure vente ! Encore aujourd’hui, cinquante ans après, c’est quand même dingue…


Vous avez déclaré dans Délirium : « Je suis un héritier de Lascaux, je suis un homme des cavernes, j’ai une mémoire inconsciente qui remonte à l’âge de pierre », revendiquez-vous pour votre oeuvre, le statut d’un passeur qui s’inscrit dans une tradition immémorielle d’enluminure de la société des hommes ?

Un bouquin génial, sauf l’absence de Pierre Bachelet , je ne sais pas comment faire parce que j’espère peut-être une réimpression où là je vais corriger cette erreur colossale ; la famille de mon pote doit être folle de rage, alors qu’on s’est connus avec Pierrot exactement en même temps qu’avec William Sheller. Il travaillait à la télé à l’époque et il est venu filmer à la maison et on ne s’est jamais quittés, des cuites colossales, on s’est éclatés, il est venu à toutes mes expos et nous avons travaillé ensemble. On a fait un livre disque petit format ; ce travail avait de la valeur mais ou c’était trop trop ou le public n’a pas suivi… Sinon, à condition que les hommes l’acceptent, mais apparemment en partie ils l’ont fait, nous sommes des maillons… Alors je ne suis pas un Picasso, l’histoire jugera mais on m’a déjà fait l’honneur de me dire que mon oeuvre était universelle, c’est très gentil. On nous appelait les rapins au XIXème siècle, tous ceux qui peignaient, et les photographes sont arrivés. Ce n’est pas pour rien que j’ai été apprenti photographe à seize ans parce que ça m’a appris la lumière et le cadre. Je suis très XIXème siècle et d’ailleurs Dionnet l’a très bien compris parce que nous avons pris en nous toutes les erreurs, les horreurs et les grandeurs du XIXème siècle pour les transporter, surtout en horreur, au XXème. Lle premier holocauste étant la commune… Quand je pense qu’il y a encore cette saloperie de Sacré coeur qu’il faut bombarder à coup de missiles, cette tarte à la crème, genre vingt-cinq mille ou trente mille morts, plus les déportés, c’est une honte, c’est une abjection, ce bâtiment, la victoire des versaillais, Monsieur Thiers qui laisse rentrer les fritz dans le nord pour pouvoir piquer les canons à Montmartre, c’est à dégueuler, à dégueuler ! Bon chaque pays a sa honte, celle-ci en fait partie. Mais la transmission…, la transmission, oui, c’est l’éternité en vérité. J’ai demandé au diable mais je ne l’ai pas trouvé, j’ai demandé à Dracula, pas de réponse… Donc c’est le chromosome, nous avons en nous toutes les possibilités de l’époque, c’est très important, on fait partie d’une chaîne mais je n’oublierai jamais cette phrase d’un scientifique américain qui a dit dans l’histoire de la planète nous sommes les derniers arrivés et nous serons les premiers partis et c’est bien parti pour…, malheureusement…


Une question politique pour terminer : dans Délirium toujours, vous dites, en référence à vos origines familiales « vivre avec les fantômes d’un passé qui vous révulse » et, lors d’une de nos conversations vous avez intensément réagi aux résultats des dernières élections législatives… Comment vivez-vous cette évolution de notre société et revendiquez-vous, dans et à travers votre oeuvre, un message politique ? Lone Sloane est-il Philippe Druillet luttant contre Shaan, la bête immonde ? L’exemple D’Agorn et du meurtre du père aussi… ?

Oui tout ça a un sens, Agorn c’est certain, c’est évident… Pour le reste ce n’est pas qu’en France, maintenant en Italie… Nous sommes une société de l’oubli. Ce parti qui a fêté modestement son cinquantième anniversaire parce que le papa est encore là avait quand même des Waffen SS en son sein. Donc nous avons un parti qui est non républicain et, pour les imbéciles parce que Madame est devenue gentille, c’est les mêmes qui avancent masqués. Donc on a quatre-vingt-huit ordures à l’assemblée au nom de la république alors que ce n’est pas leur place et bientôt il y en aura cent cinquante puis il y aura la majorité, c’est inévitable ; on y va, on y va plein pot. Je ne sais pas… ; une société qui a peur n’a pas d’avenir c’est tout. Et maintenant, voir ça en France est à dégueuler ! J’ai honte de ce pays… Un peuple qui a peur n’a pas confiance en lui et puis, pour conclure et ce n’est pas une conclusion très agréable, l’espèce humaine, ce ne sont que des cycles ; c’est arrivé dix, vingt, cent fois dans l’histoire : il y a un déclin et ça s’appelle une transition, ça s’appelle un cycle, là maintenant c’est la chute de l’empire romain. La France, la société occidentale, c’est le profit à outrance que le COVID a accéléré et nous sommes un pays en état de déchéance, de décadence, nous allons au mur, nous allons au mur direct.



Flaubert Druillet, Une rencontre (Marie Barbier Editions) Réédition 2022

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