Myriam Gendron, tout le tremblement
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Née à la fin des années 80, la québécoise Myriam Gendron a fait paraître, depuis 2014, trois albums d’un folk ouvert à tous les vents, dressant des ponts entre tradition et avant-garde, avançant en douceur comme en colère, célébrant la grandeur de la musique populaire, de l’artisanat, de la marge et de l’intime. De son parcours, du hasard et de la spontanéité, de ses révélation et ses obsessions, nous nous entretenons – ainsi, bien sûr, que des mystères à jamais irrésolus de la création.

La musique est-elle entrée tôt dans ta vie ?
Oui. Le hasard a fait que mon école de quartier, où j’ai grandi à Gatineau, était une école à dominante musicale. Je ne sais pas si d’autres écoles de ce type existaient ailleurs au Québec ; celle de Gatineau n’existe plus aujourd’hui, faute de financements. Dans cette école, dès la maternelle, c’est-à-dire à l’âge de 5 ans, tous les enfants apprenaient le violon. A l’issue de l’année, un enfant sur trois était sélectionné et inscrit en « concentration musicale », où un tiers du temps scolaire étaient consacré à la musique : le violon toujours, mais aussi le piano, le chant choral, la flûte, toutes sortes de percussions dont le xylophone. C’est toujours facile de construire rétrospectivement le récit, mais je ne sais pas si, sans cette école, je serais devenue musicienne.
Quand tu te penches sur tes années d’enfance, vois-tu d’autres graines qui ont été semées et qui ont nourri ton appétence pour la musique ?
Un certain tempérament peut-être. Cela ne venait pas de la famille – mes parents n’étaient pas particulièrement intéressés par l’art. C’est vraiment l’école qui m’a fait prendre conscience que la musique était un outil précieux d’expression.
Tu as fait toute ta primaire dans cette école ?
Presque. J’en suis partie en CM1, à dix ans, car mes parents ont déménagé à Washington. J’ai arrêté la musique pour m’y remettre à l’adolescence : j’ai appris la guitare en autodidacte. Inévitablement, la connaissance du solfège, toutes ces années passées dans mon école au Québec ont facilité les choses. J’avais douze ans alors et j’ai commencé à jouer sur la guitare de ma sœur aînée : elle a arrêté, et moi j’ai poursuivi. Quand j’ai eu treize ans, nous avons déménagé à Paris. Mon père était journaliste, correspondant à l’étranger, et avait des mandats de trois ans. Mes années françaises, c’est avec une guitare électrique que je les ai commencées, dans un bain de rock metal.

C’est à l’adolescence aussi que s’ancre ton autre passion, celle pour la littérature ?
Oui, c’est à Paris que je fais mes premières « rencontres » littéraires. Le déclic, c’est certainement Henry Miller. Quand je lisais Tropique du Capricorne – je devais avoir quatorze ans –, j’en tremblais, c’était un choc physique. J’ai éprouvé pour la première fois ce que l’art peut nous offrir de plus beau : le sentiment de reconnaissance qui nous traverse en même temps que la découverte, une impression de connivence. J’ai aimé, chez Miller, un rapport au monde qui se situait dans la vérité – je veux dire, la crudité. Peut-être est-ce parce que j’ai grandi dans une famille bourgeoise que je ressentais ce besoin criant de vérité, ce rejet de tout faux-semblant.
C’est aussi à ce moment-là que tu découvres la musique folk ?
Oui, car elle incarne, en quelque sorte, la rencontre percutante entre la musique et la littérature. C’est quand je vis à Paris que je découvre Leonard Cohen et Bob Dylan et, au même moment, les chanteurs à texte francophones tels Brel et Brassens. Aujourd’hui, dans mon esprit, ils demeurent tous quatre liés. Ces artistes incarnent la rencontre entre la littérature et une forme musicale que j’ai l’impression de reconnaître, car elle trouve ses racines dans toute cette tradition que l’on porte en nous, au Québec, sans le savoir. Cette tradition a été mise de côté dans les années 60 avec la Révolution tranquille, car elle était associée à une forme de repli, de passéisme. Elle est sortie de la culture populaire pour devenir une niche. Peu de gens l’ont gardée vivante en eux – mais cette tradition a perduré dans une forme d’inconscient collectif. C’est pourquoi ma découverte de la musique traditionnelle québécoise s’est faite sur le tard ; j’imagine que je méprisais un peu ce répertoire. Puis, un jour, j’ai entendu Au cœur de ma délire. Cette chanson, c’est comme si je la connaissais déjà. J’ai ressenti la même émotion qu’à l’écoute d’une archive d’Alan Lomax : mon corps entier tremblait. J’ai éprouvé ce sentiment de reconnaissance, de connivence dont je parlais tout à l’heure.
Avant d’évoquer ton deuxième album (Ma Délire – Songs of Love, Lost & Found, publié en 2021), au sein duquel tu puises dans ce répertoire, attachons-nous à ton premier disque, Not So Deep as a Well (2014). Quelle est son histoire ?
Il naît d’un heureux hasard. J’avais 24 ans. Je suis entrée un jour, à Montréal, dans une libraire anglophone du quartier de l’université McGill, et j’ai vu un livre magnifique. J’ai été librairie durant une quinzaine d’années et je suis très sensible à la beauté des livres : celui-ci avait une couverture étoilée, son dos était orné de lettres dorées. Je m’en suis saisie : c’était un recueil de poèmes de Dorothy Parker. Je ne connaissais d’elle que son esprit satirique, mais ne savais pas qu’elle était poète. J’ouvre le livre et tombe sur Threnody. Je le lis et j’entends immédiatement la chanson – alors, qu’auparavant, je n’avais jamais écrit de chanson. Je chantais les chansons de Cohen le soir, dans ma chambre, mais ça s’arrêtait là. Je tourne la page et le deuxième poème, The False Friends, m’inspire aussi une chanson. J’achète le livre et, de retour à la maison, je commence de mettre ces poèmes en musique et l’inspiration vient vite. Je créais ces chansons dans l’intimité et m’enregistrais, pour en garder la trace, comme on prendrait des notes. Le jour où j’ai fait écouter ces enregistrements à mon copain, il a été très enthousiaste, m’a encouragé à poursuivre, y voyant matière à un album. Alors j’ai continué. Nous avons envoyé ces enregistrements « maison » à Byron, un ami de mon chum, qui a un label [Feeding Tube recordings]. Et c’est sorti tel quel – c’était un souhait fort du label et j’y ai souscrit sans me poser de questions car, à ce moment-là, j’attendais mon premier enfant, j’étais tendue vers un autre projet : le disque a paru quand j’étais enceinte de sept mois. Les premières critiques positives me sont parvenues, et je ne comprenais rien à ce qui se passait !
As-tu donné quelques concerts pour présenter cet album ?
Quelques-uns oui, autant que ma toute jeune maternité le permet. Et je m’aperçois qu’à ces concerts, ce n’est pas le public folk traditionnel qui vient, mais plutôt des amateurs de post rock. C’est comme si la colère contenue dans ma musique avait été perçue, au-delà de l’apparence douceur de la combinaison guitare acoustique-chant. Je me produis alors en première partie de Godspeed You! Black Emperor ou Body/Head, le duo expérimental de Kim Gordon et Bill Nace.
Tu inviteras ce dernier à jouer sur ton deuxième album, qui paraît sept ans – et une autre naissance – plus tard. Mais quand en commence l’écriture des chansons ?
Bien plus tôt ! En 2016, j’ai été invitée à faire une résidence au Québec, au bord de la rivière du Bic, dans un petit village près de Rimouski. C’était une semaine d’été, dans un ancien moulin reconverti en un atelier de réparation de bateaux. Ma fille avait deux ans, je crois que j’avais besoin de sortir un peu de la maternité, me donner un coup de pied. Peu de temps avant de m’y rendre, mon chum a acheté un disque du début des années 70 de deux violonistes, Dominique Tremblay et Philippe Gagnon, ça roule. C’est un bel album, qui pose un regard novateur sur le répertoire, presque expérimental. C’est sur ce disque que figure la chanson Ma Délire, dont l’écoute m’a tant ébranlée que j’ai dû m’asseoir, et qui m’a ensuite obsédée totalement. J’ai décidé que je consacrerais ma résidence à « dépoussiérer » cette chanson. Une fois là-bas, l’idée m’est venue d’y greffer des bruits du quotidien, afin de l’ancrer dans le présent – la plonger dans l’ici et le maintenant. A l’issue de la résidence, j’étais emplie d’enthousiasme. Ce filon, j’avais envie de le creuser. Puis je suis tombée à nouveau enceinte. Quand mon garçon a eu trois ans, que j’ai retrouvé le sommeil et de l’énergie, j’ai décidé de m’y remettre. Cela coïncidait avec un moment où la routine de mon travail de libraire et de mère de famille ne me suffisait plus - il me fallait changer d’air… Quelque chose avait besoin de sortir.
Comment as-tu fait pour que cela « sorte » ?
J’ai fait une demande de bourse, pour pouvoir travailler sur ce disque. Elle a été d’abord refusée, puis acceptée. Mais la Covid a encore repoussé l’échéance. C’est une fois les enfants de retour à l’école, et mon congé pris d’avec la librairie, que j’ai enfin pu, en 2020, m’atteler à sa création. A partir de là, tout s’est fait très rapidement. La première semaine de mon congé de création, je n’ai fait qu’écouter les quatre volumes de l’Anthology of American Folk Music de Harry Smith, les yeux fermés. Puis j’ai fait la même chose avec des anthologies de musique traditionnelle québécoise et française. Je laissais les chansons passer à travers moi et, une fois par semaine, je créais une chanson en retour. En trois mois, les chansons du disque étaient là. Ça a été très douloureux : je ne dormais pas, j’étais incapable de faire autre chose, cela m’obsédait. Mes émotions étaient tout à l’envers. J’étais épuisée et ça a compliqué ma vie de famille. Ça a ouvert une porte que je n’ai toujours pas réussi à refermer depuis. J’ai dû apprendre à vivre, au quotidien, avec toutes ces émotions. Cette porte, je me surprends parfois à regretter de l’avoir ouverte… J’espère parvenir à retrouver un équilibre.
Cet album recueille des compositions originales ainsi que de nombreuses reprises de traditionnels. Dans ce cas, tu utilises ces chansons comme une matière première que tu adaptes, fais tienne : tu passes telle chanson au féminin, tu ôtes tel couplet que tu estimes vieilli, tu en ajoutes éventuellement d’autres… Comment s’est déroulé ce travail d’adaptation ?
Chaque chanson a sa propre histoire. Prenons un exemple précis, Shenandoah. Elle est depuis longtemps une chanson très importante pour moi. Sa mélodie, si pure et belle, est ma préférée au monde. Elle a été chantée par beaucoup de monde, mais je ne connaissais aucune version en français, aussi l’idée m’est venue de la traduire. Quand j’ai commencé à y travailler, je me suis vite heurtée au récit. L’histoire est celle d’un marin qui navigue sur le Missouri, travaille dans la traite des fourrures, tombe amoureux de la fille d’un chef autochtone et décide de partir avec elle. C’est une belle histoire mais son passé colonial me dérangeait ; je me posais la question de ma place dans ce récit. Je sentais, dans la chanson, quelque chose de bien plus vaste que cette histoire d’amour : un appel à l’autre. J’ai désiré m’en tenir à cet appel, revenir à l’essence de la chanson. J’ai éprouvé beaucoup de difficultés, aussi, à lui donner une forme musicale satisfaisante – c’est l’une des chansons qui m’a donné le plus de mal. C’est à l’origine un chant de marin a capella, c’est la voix qui porte la mélodie. Alors j’ai tenté de la chanter a capella mais ça m’a semblé niaiseux, j’avais l’air de me prendre pour un marin ! Alors j’ai tenté de chanter en m’accompagnant au fingerpicking mais ça ne fonctionnait pas ; soit la guitare entravait le chemin de la voix, soit c’était l’inverse. Finalement, c’est devenu deux chansons distinctes : un instrumental au fingerpicking et un chant discrètement accompagné d’accords grattés de guitare. Ce qui m’a conduite tout du long, c’est la volonté de me poser « contre » le grandiose qu’il y autour de cette chanson. C’est la seule que je n’ai pas enregistrée chez moi, car la pièce dans laquelle je travaillais à l’époque était très petite et ne proposait pas assez d’écho. J’aspirais à quelque chose de lointain, comme si la chanson avait été enregistrée par un voisin qui voit la fée chanter – un regard un peu voyeur, une chanson que l’on entend alors qu’elle ne nous est pas destinée. Comme un accident.
Quand tu parles de dépoussiérer les chansons, cela ne veut pas seulement dire ôter la poussière du temps mais aussi la patine de l’artifice ? Leur redonner leur dimension humaine, humble ?
Oui vraiment. Avec cette chanson, je pense que certains interprètes ont été trop loin. La mélodie se suffit à elle-même ; à elle seule, elle déploie toute cette grandeur, cet espace. Ce n’est pas la peine d’en rajouter.

A reprendre ces vieilles chansons, à les faire renaître, as-tu le sentiment de déjouer le passage du temps ?
C’est une belle question, qui me fait plaisir. C’est instinctif, mais c’est assurément quelque chose qui m’anime. Mes chansons parlent presque toutes de ça. Me confronter à la musique traditionnelle est ma manière de négocier le passage du temps.
La « folk music » peut se traduire, en français, par la « musique du peuple », la « musique des gens ». Quelle définition en donnerais-tu ?
Je la sortirais, déjà, du cadre habituel d'instruments acoustiques - une guitare, un banjo, un harmonica, une mandoline, etc. – accompagnés, ou pas, d’un chant. Je l’envisage de manière plus large que ça. Je n’ai aucun problème à inviter des saturations, de la guitare noise, des bruits qui dérangent : c’est la vie traduite en musique. La folk est une musique inclusive, profondément humaine. C’est la « musique des gens », la musique que font les gens, sans nécessairement être des professionnels. C’est l’amateurisme d’une musique que l’on fait d’abord pour soi, chez soi ; une musique qui appartient à tout le monde – pas une musique savante. Je tiens beaucoup à cet amateurisme ; à un point tel que je m’empêche d’acquérir des connaissances plus poussées en théorie musicale, de peur qu’elles me nuisent dans ma pratique. Je m’entoure de musiciens aguerris, mais je ne connais pas le nom des accords que je joue. Si je les connaissais, j’ai l’impression que les chansons ne viendraient plus aussi facilement.
Et ton chant, comment l’abordes-tu ? Est-il le fruit d’un travail continu ou tentes-tu, là aussi, de garder une approche instinctive ?
Je n’ai jamais pris de cours de chant et je ne travaille pas ma voix. Je pense à Leonard Cohen qui a dit un jour qu’il fallait chanter comme on parle, dans le sens où il faut que ce soit naturel. A ce titre, il est mon grand maître de chant. Je m’oppose à l’artifice ; la technique vocale ne m’attire pas ; dans les musiques folk ou pop, je cherche à entendre la vraie voix de la personne qui s’exprime. Travailler ma voix, ce serait comme m’éloigner de moi-même, de ce qui serait ma vérité.

Un jour que je t’ai vue en concert [au 106, à Rouen, le 15 novembre 2024], sur la tournée de ton troisième album Mayday (2024), tu as dit quelque chose qui m’a profondément marqué. T’excusant presque de la tristesse de tes chansons, tu as dit ceci : « Ce n’est pas un journal intime, c’est une main tendue ». Peux-tu t’en expliquer ?
Sur cette tournée, j’ai pris conscience qu’au fil des albums, le « je » qui chantait était de plus en plus proche de moi. Je me suis d’abord cachée derrière Dorothy Parker ; mon deuxième album est constitué en majeure partie de textes empruntés ; dans les deux cas, je parle de moi, mais de manière dissimulée. Sur Mayday, je parle de choses plus clairement intimes, exprimant toujours un malaise. J’ai du mal à assumer ce niveau d’intimité atteint avec cet album. Je ressens le besoin de m’en excuser, comme si je manquais de pudeur. Comme si je donnais à mes petits malheurs un peu trop d’importance. Le but n’est pas de parler de moi, mais de nous rencontrer : nous faisons tous face à des pertes. En utilisant mon expérience et mes émotions, j’espère atteindre quelque chose de commun, de partagé, d’universel.
Mayday porte haut ta manière : le conflit continuel dans tes chansons entre la douceur, l’apaisement de la musique acoustique et une tension souterraine, une violence sourde, qu’apportent la guitare électrique, la batterie, le saxophone, la contrebasse à l’archet.
Je me reconnais dans ce mot, « tension ». Je cherche à créer des chansons qui reflètent, autant que possible, le réel avec toutes ses contradictions. Quand ça a l’air d’aller bien, ça va en fait, parfois, très mal. J’essaie de faire quelque chose de total, en même temps que de trouver un équilibre : ne pas être dans la fuite, faire semblant que tout va bien mais être dans l’harmonie. Mon idéal, c’est de créer une chanson harmonieuse, c’est-à-dire agréable à écouter, mais qui ne nie pas la tristesse ; elle la tient à distance, juste assez pour fonctionner. Ma vie est animée par cette même recherche d’équilibre.
C’est comme si tu construisais un foyer mais que tu y taillais des brèches pour qu’y pénètre la violence du monde… Attends-tu des musiciens que tu invites sur ce disque une contradiction, qu’ils minent le terrain que tu cultives patiemment ?
Oui, c’est exactement comme ça que ça se passe. L’exception est Long Way Home, qui est un peu ma chanson « pop », pour laquelle j’ai demandé à Jim White un battement régulier. Mais pour Lully Lullay, j’ai demandé à Jim White et Marisa Anderson de créer une tension : c’est une berceuse et, en même temps, un chant de perte et de colère. Moi, je faisais la berceuse et eux s’occupaient de la colère. Le solo que fait Jim entre les deux couplets est si juste – quand j’ai écouté la chanson, après que nous l’avons enregistrée, j’ai fondu en larmes. C’est ma chanson préférée du disque. C’est aussi comme ça que nous avons travaillé avec la saxophoniste Zoh Amba, sur la chanson qui clôt l’album, Berceuse.
Je lui ai expliqué qu’à la fin de la chanson, une berceuse à nouveau, j’avais besoin qu’elle fasse surgir une tornade, qu’elle joue la colère. Mais elle m’a surprise car son solo s’achève à la manière d’une réconciliation. Je ne pouvais imaginer plus belle conclusion pour ce disque.
Ton inscription dans une histoire longue, ta position aux croisement de différentes esthétiques et traditions, me semble pourfendre le mythe de l’artiste créateur dans sa tour d’ivoire, un auteur tout puissant, créateur ex nihilo d’une œuvre fermée sur elle-même. Tu serais plutôt une passeuse : est-ce bien ainsi que tu te considères ?
Je ne crois pas à cette vision de l’artiste dans sa tour d’ivoire. Pour moi, une telle posture serait totalement impossible. Mon rapport à la création est en effet dans le passage : je fais passer quelque chose à travers moi. Je me souviens qu’Edgar Allan Poe définissait l’art comme « la reproduction de la perception que les sens ont de la Nature, au travers du voile de l’âme. » Je m’y retrouve bien, car telle est ma vision de la création. Le monde propose une matière si riche. Comment créer en dehors de lui ? Et comment s’abstraire de l’histoire de l’art ? Quand je crée, je m’expose, me mets en posture d’ouverture, de réceptivité : c’est ce qui est certainement le plus difficile. J’échoue souvent à atteindre cet état et cela peut me désespérer. Mais je m’accroche car je sais que j’y suis déjà parvenue. Une fois cet état atteint – un état exempt de tout parasite –, alors on peut se laisser traverser par ce qui nous inspire, presque de manière passive. Toutes mes chansons sont sorties ainsi, comme si j’en était le témoin. Comme si ce n’était pas moi qui les avais écrites.
Pierre Lemarchand