En 20 ans de carrière et au moins autant d’albums, Jean-Louis Murat s’est imposé dans le paysage comme un chanteur français à part, souvent mélancolique, à forte tête. S’il aime polémiquer, c’est un homme sensible et agréable qu’on rencontre, un brin désabusé, pour la sortie de La vraie vie de Buck John sur un nouveau label. Un disque qui fleure bon le retour aux sources.
L’album me donne l’impression d’un retour à tes premières aspirations, moins rock, un peu « funk », groovy...
Je me suis retrouvé en condition de faire des démos tranquillement. Ce n’est pas du rock, ni de la pop, c’est mélangé, dans un format simple. C’était un retour aux sources, imposé par le confinement, des petites chansons de repli sur soi, comme je pouvais les faire très naturellement à mes débuts.
Il est moins mélancolique que les précédents...
J’essaye de trouver une sorte de fun dans la musique qui camoufle bien le fond sinistre. Je me méfie de l’impression négative qui noie un peu tous mes disques. Mais j’ai du mal à juger. C’est très douteux quelqu’un qui parle de ce qu’il fait, a postériori. Tu t’enfermes dans un piège d’explications et tu deviens une bête communicante, tu n’es plus un artiste. Je rencontre beaucoup de gens qui me disent : « vos disques je ne les connais pas, mais je vous aime bien en interview ». Pour moi c’est une catastrophe.
Justement, comment as-tu travaillé pour ce disque ?
J’ai toujours fait paroles, musiques et production. La production m’a toujours intéressé.Même la pochette, je contrôle tout. Je ne me suis jamais laissé déborder. Là, j’ai joué tous les instruments, sauf quelques batteries qui sont faites par Eric.
C’est la guitare ton instrument principal ?
Mon premier instrument c’est le saxophone et la guitare, mais j’aime surtout jouer de la basse, c’est marrant. C’est pour ça que je n’en ai pas mis, parce que je colore trop mes disques avec ma façon d’en jouer. J’ai une Precision de 1964. Comme elle était à 40 km du studio, j’ai pris ça comme un signe du ciel, j’ai décidé de ne pas en mettre, j’aime bien me donner des contraintes.
As-tu enregistré tout seul ?
Avec le batteur. Il me fallait quelqu’un pour tenir la machine. Je ne sais pas comment fait un mec comme James Blake pour tout faire tout seul. Moi les problèmes techniques m’anéantissent.
As-tu participé au mix ?
Il n’y a pas vraiment de mix. On a envoyé les titres au graveur directement, et on faisait des modifications après. Je voulais une grosse présence des instruments et de la voix sans les jouer fort. C’était l’enjeu de l’aller-retour avec la gravure. C’est-à-dire être là sans y être. Je voulais créer une sorte de charme ensorceleur. Je mets beaucoup de petits éléments dans les chansons, qui peuvent accrocher l’auditeur. Parfois un mot bizarre, ou un élément musical. Par exemple les voix de filles aimées trainent toujours dans mes disques...
Auparavant tu semblais souvent célébrer la fin de l’amour, là c’est le retour à la vie. Es-tu tombé amoureux ?
J’étais dans une histoire d’amour impeccable, jusqu’à la phase finale du disque qui s’est fait en état de rupture.
Le disque dégage quand même une impression de fraîcheur.
C’est-à-dire que chaque soir, je retrouvais la fille aimée, je lui faisais écouter. Il y avait une sorte de bain de jouvence que j’essayais de retranscrire. On veut s’exprimer en musique mais on a envie de plaire, on a envie d’un regard chaleureux, amoureux ou intéressé. C’est un travail de séduction totale. J’ai toujours enregistré des disques pour faire plaisir à une fille.
Celui-là m’a fait penser à la période Dolorès.
C’est marrant parce qu’une des personnes qui connaît le mieux ce que je fais, qui s’occupe de la réédition de mes vinyles, m’a dit, « Dolorès », en l’écoutant. Mais je suis la personne la plus mal placée pour en parler. Je n’ai pas du tout de vision objective sur moi-même si bien que je passe mon temps dans la panade. J’ai tellement sophistiqué l’affaire, je suis Bergheaud, je suis Murat, c’est une espèce de perte de soi.
Et Buck John, c’est qui ?
Ça c’est pas de la blague. J’ai été élevé chez les paysans, pas de journaux, pas de radio, pas de bouquins, on parlait patois. Alors avec l’argent de la messe j’achetais Buck John, un périodique de bande dessinée de western, c’était un acte de libération complet. Pendant quelques années, le monde passait par lui. J’étais Buck John avant de connaître l’histoire de France.
Les indiens sont un thème qui revient beaucoup dans ta discographie, Fort Alamo, Cheyenne, Geronimo. Ça représente quoi pour toi ? Une forme de lutte, d’indépendance ?
Quand j’ai commencé en musique, mon surnom était le fils de Geronimo. J’avais développé une fantasmagorie, parce que le cirque de Buffalo Bill était venu en Europe jusqu’à la Bourboule. Je me disais, peut-être que Geronimo a coursé une bergère et je descends de lui. J’ai choisi le nom de Murat parce que c’est le chef de la cavalerie.
Tu te sens plus indien que cavalerie ?
Bien sûr. Je suis du côté des perdants. C’est ma lecture du dernier des Mohicans. Les gilets jaunes, ce sont les Peaux-Rouges. Les derniers résistants. C’est pour ça le morceau Où Geronimo rêvait. J’aimerais bien savoir ce qui va m’effacer de l’histoire. C’est comme la fin des Indiens.
La pochette et le titre m’ont fait pensé à John Wesley Harding de Dylan.
J’ai toujours été fan de Dylan, depuis le début. Il ne raconte que des bêtises, il n’y a pas d’affects dans ses chansons. Il est le produit du plus profond de l’histoire des Etats Unis. D’ailleurs il trouve très étrange de signer ses chansons. J’ai envie de lui dire, t’as qu’à laisser le pognon. C’est très fort de s’inscrire ainsi dans l’histoire de la chanson populaire. Chez nous la musique populaire n’existe pas, c’est de la musique de cour pour les bourgeois.
Tu aimais faire le tour de France des petites salles, rencontrer les gens. Est-ce toujours le cas ?
Oui je pars pour 52 dates, des salles de 200 places. J’espère que je n’en aurais pas trop d’annulées. Les maisons des congrès, les gens assis dans les fauteuils, ça n’a pas trop de sens par rapport à ce que j’aimerais porter comme émotion musicale. Il ne reste que les salles municipales qui font de tout - le lendemain, il y a un spectacle de marionnettes. Finis les clubs de jazz. Dès que les municipalités vont serrer les budgets, on n’aura plus de salles où jouer. Le coup de massue définitif ne va pas tarder à nous tomber sur le crâne. Hier j’étais à France Inter. Depuis Cheyenne Autumn, j’ai toujours été disque Inter. Si je ne les ai pas eux ni le Crédit Mutuel, je ne peux pas monter une tournée. S’ils privatisent France Inter, la chanson française est morte. Ils engagent la responsabilité de plein de gens. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai déchiré toutes les affiches de Meurisse, un type qui passe son temps à ridiculiser les gens qui viennent du monde auquel j’appartiens. Ils doivent faire attention à ce qu’ils font. On ne se moque pas des gens simples, ceux qui manquent de vocabulaire. Tu sais ce que c’est toi de sortir d’un milieu paysan où les gens parlent encore patois ?
Dans le genre confusion, tu as polémiqué avec Zemmour, alors les gens pensent que tu le soutiens.
Il y a 15 ans, je n’étais pas d’accord avec lui, il trouvait que les chanteurs français étaient mauvais. Mais j’aime bien ce genre de mecs. C’est un guerrier, un duelliste. Dans la panoplie des êtres humains, il en faut. Je suis un peu comme ça, ma mère aussi. Mais si tu le dis, on te répond que tu veux foutre les arabes à la mer. Ce sont les raccourcis des imbéciles. C’est la France. Je suis hyper pessimiste. On a tout réduit à zéro. (Il aperçoit la photo des mes enfants sur mon téléphone) Mes enfants ne sont pas d’accord avec ce que je dis. Dans le disque, tout l’édulcorant qu'il y a dedans, c’est une anticipation silencieuse de ce qu’ils vont dire. En interview je fais attention, sinon je suis infantilisé par eux, ils me disent, « T’es la honte. » Ils sont plus répressifs que mes parents. On s’est battus pour pouvoir dire ce qu’on pense et maintenant on ne peut plus le dire. Dans le rap, ils disent n’importe quoi, mais en langue française, niet. Avec mes enfants, j’ai l’impression qu’on est chacun d’un côté d’un fleuve et qu’il n’y a quasiment plus de pont. Et celui que j’essaye de faire avec des chansons, en m’agitant en personne médiatique, ça n’est plus acceptable. J’ai commencé en 80 avec Suicidez-vous le peuple est mort. Ça ne serait pas possible aujourd’hui de sortir ça en premier 45T. À la fin, tu ne conseillerais à personne d’avoir une activité artistique et de devenir un personnage public. Mes enfants ne veulent plus insister dans ce domaine. Sortir de sa classe sociale par la musique, c’est comme si ce chemin-là n’était plus praticable.
Matthieu Davette
La vraie vie de Buck John (Cinq7) 2021
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