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ANIKA // Danse au-dessus des abîmes

Dernière mise à jour : 16 juin

Image extraite du clip de Hearsay
Image extraite du clip de Hearsay

Voix blanche et erratique sur beat cardiaque et low-fi, parsemé d’explosions dub. Un disque hirsute, minimaliste où des compositions originales se mêlent à des reprises de Twinkle, de Ray Davies, de Yoko Ono ou de Dylan. En 2010, Anika semblait sortir de nulle part et s’offrait pour backing band rien de moins que le nouveau projet de Geoff Barrow, BEAK>, pour un premier album devenu rapidement culte.


L’histoire est depuis connue. Anika faisait alors des études de journalisme à Cardiff dans le Pays de Galles et travaille dans la scène locale. Un de ses amis qui sait qu’elle chante et écrit des textes étranges, suggère à Geoff Barrow qui est alors en train de monter BEAK> avec Billy Fuller et Matt Williams, de la rencontrer. Anika qui ne sait pas alors qu’elle va travailler avec une moitié de Portishead vient passer 12 jours à Bristol. Elle enregistre plusieurs titres en ayant le sentiment de « nager dans le noir ». Une seule prise, la plupart du temps, suffit. Puis elle s’envole pour Berlin où elle espère décrocher un emploi en s’imaginant que l’expérience est close. Quelques temps plus tard, Geoff Barrow la contacte pour lui dire que les sessions peuvent donner lieu à un album et qu’il est prêt à le sortir sur Invada, son label. C’est de cette manière accidentelle et fortuite que commence la carrière d’Anika. La presse, sensible à l’étrangeté de ce premier album et à l’accent germanique de la chanteuse - elle est britannique par son père et allemande par sa mère -, ne tarde pas à la comparer à Nico. Les concerts parfois chaotiques s’enchaînent. C’est avec une grâce perturbée qu’Anika évolue sur scène. Mais le regard est déterminé. Elle est assurément l’une des sensations de cet hiver-là.


Anika semble ensuite disparaître. Son deuxième album, Change, ne sort que onze ans plus tard. En réalité, c’est sous le nom d’Exploded View qu’elle enregistre avec trois musiciens rencontrés à Mexico deux longs formats rêches, inventifs et expérimentaux. Ceux-ci conjuguent froideur, tribalisme rythmique, et hallucinations psychédéliques, quelque part entre The United States of America et Throbbing Gristle, avec ses à-plats de Mellotron, ses échardes guitaristiques et  ses stroboscopes électroniques et dissonants. L’éponyme Exploded View sort en 2016 sur le label de Caleb Braaten, Sacred Bones. Obey le suivra en 2018. Ils passent relativement inaperçus par chez nous. Ces deux disques qui méritent d’être très largement re-découverts permettent à Anika d’affuter ses armes et son style, de travailler sur un pied d’égalité avec d’autres musiciens, et de rencontrer le multi-instrumentiste et producteur Martin Thulin qui demeure encore aujourd’hui l’un de ses principaux collaborateurs. A la même époque, on l’entend chanter sur Behind The Glass du producteur  Shackleton - celui-là même qui vient de travailler avec Six Organs of Admittance -, sur un très beau disque d’ethno transe où les ondes du didgeridoo répondent aux touches de métallophones pour un office mystérieux. On le voit, Anika aura tout sauf disparu pendant cette décennie.


Change, paru en 2021, apparait comme un manifeste d’indépendance artistique. La musicienne est pour la première fois seule aux manettes, et joue de quasiment tous les instruments. Change est un album dont les paysages sonores, largement synthétiques et cotonneux, oscillent entre évocations cauchemardesques (les eaux troubles de Sand Witches ou de Rights) et perles pop : le déhanché Finger Pies, ou la balade tout en faux-semblants Never Coming Back. Il est plein de ces refrains entêtants dont la légèreté et la douceur dissimulent mal des histoires violentes et cruelles : « I always give my man the last word/I always give him what he deserves/But don't forget that little twist/ Of cyanide in his little gift. » ( Critical ). Mais on y sent poindre de l’espoir par moment, le désir de construire des ponts, notamment sur le titre éponyme.


Ce printemps, les premiers titres qui annoncent Abyss marquent une nouvelle rupture. On les dit capturés dans des conditions proches du live dans les studios Hansa avec un groupe. Ils auraient été écrits dans un laps de temps très réduit. Anika place ses mélodies et son chant toujours improbables et flottants – c’est une de ses forces - sur un lit de guitares abrasives et des tempi enlevés, qui, à la première écoute semblent devoir tout autant à Sonic Youth (l’intro d’Abyss ) aux Breeders (la rythmique d’Oxygen ) qu’à la littéralité de certains brûlots punk-rock (on pense notamment à X-Ray Spex sur Out Of The Shadows ).


 Anika passe au vitriol nos relations sociales et amoureuses, et se fait le témoin des boursoufflures de nos egos insatisfaits : « The truth is I don’t really like myself and the truth is I don’t really like anyone else » ( Walk Away ). La veine est toujours intimiste mais le son viscéral et mordant témoigne d’une volonté d’en découdre. Anika est tout sauf une artiste cynique, on le verra. Elle est attentive à tout ce qui peut menacer notre humanité aujourd’hui : au productivisme, à l’individualisme forcené, à ce pseudo-rationalisme invoqué qui exclut plus qu’il ne permet de créer une scène politique où chacun peut prendre sa place. Elle est attentive aux monstres tapis dans l’ombre et qui surgissent des apparences les plus aimables et elle est préoccupée par la montée des droites extrêmes partout aux Etats-Unis, en Europe, au Moyen-Orient. Avec Abyss, elle est entrée en résistance



©Nastya Platinova
©Nastya Platinova

Anika, vous venez d’achever la première partie de votre tournée avec votre nouvel album et un nouveau groupe. Dans quelle mesure tourner avec Abyss constitue une expérience différente ?

Cet album est tellement nouveau pour moi que je n’ai pas encore envie de réfléchir à ce qu’il représente. Cela tuerait l’expérience ou me mettrait à un endroit où je ne souhaite pas être pour le moment.


Quand vous êtes en tournée, comment gérez vous ces temps de latence un peu inévitables qui sont comme le contrepoint de l’intensité des soirs et des concerts à proprement parler? Êtes-vous plutôt du genre à socialiser ou à vous mettre à l’écart ?

Je n’ai jamais de moments de latence. En tournée, je fais un peu tous les rôles parce que ce bordel, c’est du pur Do it yourself. Je suis manager de tournée, je m’occupe du merch, je chante et rien que pour cela j’ai besoin de m’échauffer une heure avant chaque concert de manière à me sentir dans mon corps et être dans l’état mental adéquat. Comme je suis la chanteuse du groupe, il m’arrive de devoir filer à une interview ou à une séance photo et, puis, sur scène je joue aussi de la guitare, je suis derrière les claviers. C’est dans le van que je peux m’abandonner à un état de contemplation. Je réfléchis ou je lis, mais je réponds aussi aux mails, et quelqu’un doit bien s’occuper des réservations d’hôtels.


Y-a-t-il des livres particuliers qui vous ont accompagné sur une tournée ?

Oui, je lisais ce livre génial qui m’avait été conseillé par un ami Gallois, Aled, un vrai rebel. Il s’intitule Steal As Much As You Can : How To Win The Culture Wars in an Age of Austerity. C’est un livre de Nathalie Olah. Je lisais également un livre sur Spotify écrit par Liz Pelly (Mood Machine), parce que je veux connaître l’ennemi. Je veux mieux comprendre pourquoi les gens l’utilisent, je veux essayer de voir quelles pourraient être les alternatives. Je ne veux pas soutenir cette machine qui exploite encore plus les artistes que les précédentes.


Vous ouvriez généralement le set par Lost Illusions du premier LP de Exploited View et le terminiez parYang Yang, There’s no One ou I Go to Sleep, du premier LP enregistré avec BEAK>. On n’en trouvait aucun de Change. Est-ce qu’avec le recul, il y a quelque chose qui vous déplaît dans cet album ?

Non, j’aime beaucoup Change. C’est un album sincère et qui correspond vraiment à un moment particulier de ma vie. Toutefois, les Stoïciens ne disaient-ils pas qu’il était sain de faire un deuil pendant une période limitée dans le temps, puis de passer à autre chose ? Change était un album contemplatif. Je l’avais écrit essentiellement au synthé. Abyss est un album à guitare. Abyss est aussi un disque qui est tourné vers l’action, vers l’engagement et vers la révolte.  Le temps de la contemplation est fini. Dans un tel contexte international, il nous faut agir, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de la Palestine : Liberté pour l’Ukraine ! Liberté pour la Palestine ! Il faut arrêter ce génocide abject ! Il faut aussi agir contre cette menace qui pèse sur les droits des Lgbtq+, surtout des personnes trans, et sur les droits des femmes. 

C’est révoltant de voir se mettre en place ces systèmes de surveillance, ces restrictions de liberté pour nous protéger d’ennemis fantômes, et constater que nous abandonnons nos coeurs, nos esprits et nos âmes à ces conneries que les hommes politiques nous racontent.

Je suis indignée par ces écarts de richesses qui ne cessent de se creuser, cette avidité grotesque de leaders qui cherchent toujours à avoir plus de pouvoir et qui utilisent les idées d’extrême-droite pour séduire en exploitant leur désespoir, ceux qui glissent sous le seuil de pauvreté, avec des salaires qui restent fixes tandis que le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Il y a tous ces gens qui se sentent invisibilisés, négligés et abandonnés par 20 années de politique néo-libérale mise en place par des hommes politiques qui arborent un grand sourire et qui semblent plus que jamais déconnectés de ces réalités. Et ces gens qui souffrent sont tellement faibles face à ces monstres grotesques qui étalent leurs corps et leurs égos : tous ces anciens hommes ou anciennes femmes d’affaire qui susurrent leurs jolies mélodies aux oreilles de ceux dont le gagne-pain est méprisé, en feignant de s’intéresser à eux. C’est de la manipulation.  Il faut se réveiller.

©Arsenio Quichotte
©Arsenio Quichotte

Vous avez également beaucoup changé physiquement : vous vous êtes coupée les cheveux très court, vous portez des pantalons en peau de serpent, et cet énorme blouson noir qui vous donnent un air très androgyne. Cela contraste avec l’élégance et l’extravagance glamour de vos tenues à l’époque de Change où on avait l’impression que vous flirtiez avec l’univers de la mode. Alors même si au fond vous troquez une forme d’élégance contre une autre forme d’élégance. Ressentiez-vous le besoin de briser quelque chose de trop « joli » dans votre image ?

J’en avais assez d’être présentée comme une pâle copie de Nico ou de ces chanteuses des années 60 qui n’étaient pas autorisées à s’exprimer, à avoir des opinions ou à être elles-même. Nous avons quelques points communs, moi et Nico, c’est certain, mais je suis Anika et j’ai autre chose à faire dans ce monde, que de jouer aux imitatrices. Quand on fait de vous une imitatrice, vous pouvez finir par perdre votre propre voix, et c’est une manière de vous asservir. Je ne veux pas de cet asservissement, ni vivre dans un passé confortable et sans danger, qui est toujours un récit écrit et contrôlé par ceux qui dans l’histoire ont gagné.

Dans le contexte social et politique actuel, j’ai ressenti comme une nécessité de traduire physiquement une forme de révolte contre cette emprise sociale sur les identités de genres, et contre les normes sexuelles.

J’avais aussi besoin de me libérer de certains démons du passé. Les peuples indigènes qui vivaient dans les Amériques voyaient dans l’acte de se couper leurs cheveux une manière de laisser partir les choses, de tout recommencer à nouveau. Je voulais commencer à me débarrasser de certaines idées avec lesquelles on m’a lavé le cerveau durant mon enfance.


Sur scène, vous semblez souvent ailleurs, le regard dans le vide.

J’essaie de m’élever au dessus d’un état de conscience et d’échapper à mes peurs, aux jugements des autres, et plus généralement aux limites physiques et mentales de la vie ordinaire. J’aspire à cette forme de liberté-là, et j’aimerais permettre aux autres d’atteindre cet état.



Est-ce que vous décririez, dans ces moments-là, votre rapport à la musique comme une expérience  synesthésique ?

Je décrirais plus cela comme une sorte d’immersion du corps dans le son. Mais d’une certaine manière oui. Je vois des couleurs parfois. Cela dépend. Plus je vis dans la nature, plus je m’ouvre et plus je suis sensible à cela. Plus je vis en ville, notamment dans une ville comme Berlin, qui vous donne souvent le sentiment de nager parmi des débris de verre, plus j’ai tendance à me refermer. C’est pour cela que j’ai besoin d’aller me réfugier dans des endroits comme Mexico, afin de pouvoir m’ouvrir à nouveau au monde, de me sentir en sécurité pour pouvoir créer et atteindre une forme de vérité dans mon travail.


Parce que vos chansons naissent d’états semblables ?

La musique et les paroles s’assemblent un peu comme l’eau et l’avoine quand tu fais du porridge. Il faut continuer à remuer, et s’étourdir en le faisant. Ce qui est bizarre avec les chansons c’est qu’elles arrivent quand elles le veulent. Je peux me taire et n’avoir rien à dire pendant des siècles et tout d’un coup, elles arrivent, d’une manière totalement inattendue et elle proviennent d’un lieu qui reste en dehors de mon contrôle.

Je crois que plus que d’une forme de synesthésie, les paroles naissent d’une multitude de pensées, de sensations, de sentiments qui se nouent les unes aux autres, et qui finissent par créer une sorte de bête. J’ai souvent des pensées qui se télescopent sans que je puisse tracer de ligne qui puisse les séparer ou les distinguer, ou même construire un chemin avec une direction claire, tellement elles m’apparaissent amalgamées les unes aux autres. Cela tombe d’un seul jet. J’ai toujours eu beaucoup de difficultés à construire des récits linéaires. Même en tant que journaliste, j’ai toujours rencontré des difficultés à produire des textes qui aient un début, un milieu et une fin, et dans lesquels il fallait créer une hiérarchie entre ce qui était important et ce qui ne l’était pas. Mes pires résultats à l’école ont toujours été en Littérature Anglaise.  Mon point fort c’étaient les Maths. Mais, au fond, les nombres sont des lettres aussi et un moyen de comprendre les choses, par le biais de modélisations, et bien-sûr, il y a beaucoup de territoires en mathématiques où il n’existe pas de réponse définitive. C’est très proche de la musique par de nombreux aspects, ça coule, et cela peut épouser les mouvements du corps, de l’esprit et du cœur.

A travers mon travail, j’essaie de mieux me connaître et de mieux connaître le monde. Je ne comprends pas toujours ce que je fais, ou le sens de ce que je fais m’apparaît plus tard. Il y a cette bête que j’essaie de ne pas contrôler. J’essaie de suivre mon instinct. Avec Exploded View, j’étais dans un environnement où je pouvais oublier ce moi rationnel qui juge, qui a peur et je pouvais facilement accéder à cet état inconscient qu’on atteint ordinairement par les drogues ou par l’hypnose. C’est ce qui fait que les paroles ont été pour l’essentiel improvisées. En les relisant plus tard, je me suis rendu compte que les paroles parlaient de problèmes que je rencontrais avec certaines personnes du groupe ou que je rencontrais dans ma vie personnelle. Elles dressaient une sorte de carte psychanalytique de mon inconscient. Pour la petite histoire de nombreuses querelles avaient pour origine Martin Thulin qui est aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis. Des chansons comme Beige ou Killjoy parlent de lui.  « You are a killjoy/ Little boy » . Je n’en avais absolument pas conscience au moment de l’écriture.

J’ai beaucoup écouté de rap et de uk garage dans ma jeunesse. Je viens de là. Mes héroïnes de jeunesse s’appelaient Missy Eliott, Lauren Hill, Lisa « Left Eye » Lopes, Lady Dynamite (rires). Je viens aussi de la poésie. Je n’ai jamais eu trop de mal à m’en sortir quand j’oubliais des paroles en concert, ce qui arrivait souvent au début. Mais les choses me viennent comme ça. Si je travaille trop et que j’insiste, je gâche tout.

©Norman Konrad (2010)
©Norman Konrad (2010)

C’est étonnant parce que, lorsqu’on écoute vos chansons, on a l’impression de saisir des bouts de conversation tout constitués. Du coup, on vous imagine prendre des notes à une terrasse, dans un parc, dans un bus, et garder ces phrases qui sont comme les colonnes vertébrales de certaines chansons. On pourrait aussi les imaginer  sorties d’un journal intime vous savez, je pense à ces phrases comme « Some may say that you are/ Only interested in one thing/That’s to get your own way. » ( Finger pies ) qui deviennent comme la colonne vertébrale de vos chansons.

Il y a des moments où je tiens un journal intime. Mais je n’ai aucun regard critique sur ce que j’écris. Je me contente d’écrire. C’est une pratique très consciente qui me permet de prendre l’habitude de ranger mes différentes bêtes, de les rassembler et de les entraîner pour les chansons, afin qu'elles sachent comment bondir et où aller au moment opportun.


Il y a une chose qui me frappe dans vos paroles, c’est l’omniprésence du Tu. J’ai l’impression que le monde du rock ou de la pop est quelque part obsédé par l’expression d’un Je et qu’ils sont historiquement consacrés à l’affirmation d’une individualité. Alors le Je n’est pas inexistant chez vous, mais il semble pris dans une espèce de dramaturgie dans laquelle il cherche soit à atteindre ce Tu, soit à le fuir, comme si nous étions toujours pris entre deux menaces, et deux désirs contradictoires : la solitude et l’isolement d’un côté, et la fusion et la disparition, de l’autre. Je pense à Out of the shadows ou le refrain répète à satiété « I want my own room ». Je pense aussi à ces images de suffocation que l’on trouve sur le dernier album.

Mmm… peut-être qu’au fond je suis une sale garce moralisatrice.

Non, c’est juste qu’à certains moments, je ressens un besoin d’espace et que j’ai souvent la sensation que le monde me presse et m’écrase. À d’autres moments, je peux ressentir un grand sentiment de manque. C’est très déroutant.

L’idée importante je crois, c’est que nous sommes toujours dans des relations d’interdépendance, et que nous n’avons pas d’existence isolée, comme ça, dans le vide. Je ne suis vraiment pas certaine que nous ayons cette envie de vivre isolés. Je n’adhère pas à cette idéologie capitaliste qui est dans l’adoration du soi. Je pense que cela nous rend plus sensible à la pensée de droite et que cela procède d’un désir de maîtrise et de contrôle.

Dire Tu suggère qu’il y a toujours au moins deux personnes, voire plus. Dire Je signifie peut-être qu’il n’y a que soi. On se sent plus seul, je crois. Pour moi, la musique est toujours une interaction. Le sujet ce n’est pas moi. Je suis embarquée sur une sorte de vaisseau et j’ai envie de partager des choses avec les gens : montrer ce que j’ai découvert, partager mes cartes, échanger, partager ensemble nos colères, qui sait ?

Dans le groupe, nous travaillons tous ensemble. Même si je suis la boss, je fais en sorte de m’entourer de gens extrêmement talentueux, solidaires et indépendants, avec un grand cœur et un esprit toujours légèrement indomptable parce que j’aime que les choses se développent organiquement. J’essaie de trouver les bonnes personnes et leur donner une certaine liberté de mouvement. Je les guide d’une certaine manière mais comme je les ai choisies, j’ai aussi envie qu’ils brillent dans ce qu’ils font.

©Arsenio Quichotte
©Arsenio Quichotte

J’ai l’impression que cette tension entre le Je et le Tu vous permet aussi d’étudier toutes sortes de forces qui travaillent le langage de l’intérieur : des forces sociales, des forces politiques. Beaucoup de ces personnages semblent engagés dans une relation amoureuse. La relation amoureuse ou le discours amoureux vous semble-t-il un poste d’observation pour observer ces forces à l'œuvre dans le langage ?

Les relations amoureuses dans les chansons sont des métaphores de choses plus complexes et plus profondes, et je joue avec elles de plusieurs manières. Par exemple, Never Coming back est une chansons dont le sujet ne porte pas initialement sur un amant, mais sur la disparition progressive des oiseaux du Brandenburg, d’où la phrase « I saw your body on the window sill, lying on the grassy floor ». Tu peux aussi voir dans cette phrase une référence à une chanson de Shaggy, ce qui est aussi une manière de ne pas toujours prendre les choses trop au sérieux :  « Let’s fog up some window sills, girl ». Toutefois, j’ai écrit cette chanson au moment d’une séparation, et il y a cette toute petite partie de moi - je suis fondamentalement quelqu’un de pacifiste - qui voulait qu’on retrouve le corps de cet homme,  mort et réduit à la taille d’un petit oiseau. J’y vois la métaphore de mon désir de le sortir de ma vie et de le rendre inoffensif, d'en atténuer la menace. Cette personne réapparaît plus loin sous les traits d’un fasciste, un homme politique qui règne toujours, qui manipule, gouverne en inspirant la peur et en se comportant comme une brute. La morale de tout ceci est que rien n’est jamais ce qu’il semble être. Tout porte plusieurs significations.

Je crois profondément que dans le monde tout est relié, rien n’a qu’une seule signification. Il n’y a pas de véritable ligne entre le lieu où quelque chose s’achève et le lieu où elle commence. La société produit ces règles pour exclure, pour s’enrichir. Ceci est à moi et ce n’est pas à toi. Je suis la somme de mes différentes parties, je viens avec mes conflits intérieurs, ma curiosité et je viens avec mes questions sans réponses. Comme chacun d’entre nous.


Hearsay donne en effet une vision pessimiste de nos échanges comme si au fond ceux-ci pouvaient le plus souvent se résumer à une querelle d’egos et à un désir de reconnaissance, bien plus qu’à un échange d’idées ou d’information. Le monde ne nous parviendrait plus qu’à l’état de rumeur, comme déréalisé, par ces multiples discours qui se posent dessus.

Oui j’imagine que c’est une bataille constante. C’est aussi la perspective de quelqu’un qui est timide, je crois. Il me semble que cette chanson dit qu’il est important de prendre le temps de faire retour sur soi, d’être en mesure de savoir ce que nous pensons véritablement parce que cela ne s’arrête jamais, ces discours.


Définiriez-vous Abyss comme un acte de résistance, notamment contre une certaine forme de rationalité discursive, qui tend à gommer ou à résoudre les paradoxes, les contradictions ? Pensez-vous que l’art consiste seulement à les énoncer ou à les mettre en évidence ?

Je crois surtout qu’aucun artiste ne devrait avoir à s’expliquer sur ce qu’il fait. Il faut laisser son art s’exprimer.

Un ami m’a récemment envoyé une vidéo dans laquelle David Lynch évitait toutes sortes de questions sur l’évolution de son art tout au long de sa vie en décrivant pendant une bonne demi heure comment il cuisine le quinoa. Il me semble que montrer comment il prépare un mets destiné à être consommé est une manière plus saine et plus respectueuse de parler de son travail. Cela suggère par exemple que ce que l’on cuisine ne nous appartient pas en propre ; nous ne faisons qu’y mettre de la chaleur, nous faisons des gestes pendant la cuisson. Bien sûr, aucun quinoa ne saurait véritablement avoir le même goût qu’un autre. Peut-être que l’un peut contenir un ingrédient secret, ou provenir d’un fournisseur particulier.

J’ai horreur d’être mise sur le grill. Est-ce que tu crois qu’en mettant une fleur sur un grill, elle finirait par te révéler son nom ? Je crois plutôt que cela finirait par la détruire. Pourquoi ressentons-nous le besoin de tuer un dodo ? Seulement pour l’empailler et le mettre sur un mur en guise d’objet de décoration ? La première chanson que j’aie jamais écrite était consacrée à ce dodo ( The Sad Story of the Dodo ). Je ne veux pas être consommée de cette manière.

J’ai tendance à écouter les choses de manière compulsive. J’écoute le même disque plusieurs fois de suite. Le moins, c’est toujours le plus. Ce disque ne doit pas être parfait, ni même le meilleur disque jamais enregistré. Il doit juste avoir quelque chose qui me parle ou qui éveille ma curiosité. C’est ce que j’aime dans la vie : c’est une recherche sans fin. Si quelque chose est un tube commercial, j’attends un peu que l’attention redescende avant d’y goûter parce que je veux pouvoir avoir mes propres pensées sur les choses, je veux avoir l’espace pour y penser, pour respirer, pour réfléchir, pour sentir, à mon rythme, sans en attendre un résultat, ou cocher toutes les cases d’un formulaire.

Je suis fatiguée de me plier aux normes et aux standards du monde capitaliste. On vit dans un système capitaliste extrême, où seule la productivité est valorisée – c’est pour cette raison que nous sommes tous en train de nous épuiser. La société exige désormais que tu sois disponible 100 % du temps. C’est irréaliste, et surtout insoutenable. En tant qu’artiste, tu as besoin de ces moments dits “ improductifs ” pour créer véritablement (…). Les meilleures idées naissent parfois dans un bain, dans un moment d’inaction – et en supprimant ces instants, on tue la créativité autant que la productivité. Tous les champs d’activité ont besoin de repos, sinon on finit par les épuiser jusqu’à la dernière goutte.

Nous venons au monde nus et nous mourons nus. Il est temps d’être pleinement soi-même, de laisser tomber tout ça et de faire la révolution.


Propos recueillis par Alexandre François.


Abyss (Sacred Bones) 2025)



Playlist 2010-2025

 
 
 

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