Sylvain Fesson, musicien mélomane, nous enchante depuis quelques années de ces déambulations chantantes, dans une sorte d’ode à la poésie du quotidien, sublimée par un regard sincère et malicieux, où les corps s’entrechoquent et les esprits se rencontrent. Hanté par une soif insatiable d’expérimenter la musicalité intérieure, de chanson en chanson et de disque en disque, il incarne une pop française atypique. À la façon d’un origami de papier bulle, dont nous aimons percer chaque alvéole pour en découvrir la sonorité, il nous surprend. Il délivre un univers singulier, rugueux, suave, romantique, pimenté de rythmes langoureux : assurément, Sylvain brûle toujours d’un désir rougissant.
En guise de préambule, pourrais-tu nous parler de ton rapport à la chanson ?
Autre question. Non, je plaisante, mais c’est une question abyssale que tu me poses là ! T’en rends-tu compte ?
Je pourrais te faire toute l’interview là-dessus et plus encore ! Et au final, ça barberait sans doute tout le monde… Si jamais tu le souhaites je te répondrai vraiment dans une autre partie de cet entretien, mais tu as sans doute d’autres chats à fouetter ! Bref, je me contenterai donc de te dire que je suis un passionné. Aujourd’hui auteur-compositeur-interprète surtout auteur-interprète, après et à force d’avoir été longtemps auditeur et activement critique musical de 2002 à 2014.
Comment pourrais-tu définir ton univers musical ?
Souvent j’essaie de cadrer en disant qu’il s’agit de chansons indie pop française situées quelque part entre les univers de Bashung et Radiohead, Daho et Nick Cave, c’est assez show off, n’est-ce pas ?! J’ai beaucoup de mal à le définir et la raison est simple : mon univers se définit plus par les textes et la voix que par la musique. Ça ne veut pas dire qu’ils sont plus importants que par la musique, c’est juste que, n’étant pas musicien – et faisant appel à des compositeurs multi-instrumentistes mais pas à un groupe fixe – je ne suis pas limité par une palette de jeu ni un genre. La plupart du temps tout part donc du plus ouvert qui soit, c’est-à-dire le texte et la voix – en français bien sûr – et ce n’est qu’ensuite que je vois quelle musique ça appel. Sur mes deux premiers albums les textes étaient assez centraux donc la musique, qu’elle soit à dominante folk, pop, rock, électro, jazz ou un peu tout ça à la fois, était de fait plutôt minimaliste et atmosphérique. Sur le 3e, Origami, comme j’ai commencé à composer différemment, à la voix, en chantant, et donc à élaguer les textes, on a pu densifier la musique, les climats, ce qui en fait, je crois, un album de chansons indie dream pop. Mais en apparence... Parce que le disque est tout sauf monolithique. C’est pas Beach House ou Cigarette After Sex ! On a essayé de relancer les dés à chaque morceau pour tenter d’aborder à chaque fois un style de chanson différent… Varier les approches oui… Cherche les nuances…
Tout ça n’est possible que parce qu’on s’offre le luxe du temps et d’être dans une certaine poésie de la chose… Je n’aime pas dire ça comme ça mais c’est aussi parce qu’on a des textes à servir, c’est sûr, et qu’on a une culture musicale anglo-saxonne, pop-rock, et pas que. Il y a un truc auquel je crois (et je ne sais pas si je vais me faire comprendre ni si je vais me faire des amis en le disant) c’est qu’il ne faut pas, à mon sens, laisser la musique aux musiciens. Pas les chansons en tout cas ! Les chansons c’est toujours autre chose, regarde Les Doors, Joy Division, Smiths, Dominique A… Il y a un moment dans son livre de conversations avec Michka Assayas, Bono par Bono, ou Bono explique bien ça, il faudrait que je retrouve ce passage… C’était je crois sur la différence entre être cool et hot.
Hot parce que vos chansons ont un certain poids. Un poids tel que que vous vous foutez royalement d’être cool ou pas. Je me rappelle d’ailleurs d’un grand article du magazine britannique Q (je viens de remettre la main dessus) où le journaliste disait que Radiohead était "un groupe qui faisait de la musique que les non-musiciens voudraient faire s’ils officiaient dans un groupe". Voilà, c’est ça. Et n’est-ce pas aussi ce que Bashung s’est autorisé à faire à la fin de sa vie ?
Ton 3eme album Origami est sorti il y a un an. Quel en a été le fil conducteur ?
Ma rencontre avec Vivien Pezerat, J’avais réalisé les deux précédents avec d’autres compositeurs. J’avais fait Sonique-moi avec le songwriter et producteur Arthur Devreux et Amy avec une équipe beaucoup plus composite (Alessandro Mariotti, Pierre-Alexandre Voye et Christophe Orsilla). En fait, je change de compositeurs comme je change de disque ! Et ce n’est pas un process prémédité mais il s’avère que c’est très bien comme ça. Ça me plaît. Chaque disque est le fruit d’un intense travail en binôme et de la singularité de ce point de rencontre. Il reflète jusqu’où on a pu aller en symbiose et inspiration les forces en présence. Avec Vivien l’idée plus ou moins formulée entre nous c’était de ne pas refaire ce que j’avais déjà fait, c’est-à-dire des morceaux chantés-parlés, d’aller dans une direction à la fois plus vocale, chantée, et musicalement plus riche, stratifiée. Et comme j’ai aussi ça en stock ce désir de soundwriting à la Ok Computer et Fantaisie Militaire sur lequel on s’est retrouvé, ou même, un peu, à la Laughing Stock et à la Ghosteen, ça s’est fait assez naturellement. Je n’ai pas eu à faire de réels efforts de réinvention, il a juste fallu qu’on accepte de prendre notre temps, qu’on ose tâtonner, explorer, laisser reposer... Et péter plus haut que notre Q ! C’est important ça. Sortir de notre coquille. Et se sortir les doigts. L’imprudence quoi ! Ça nous a pris 6 ans pour qu’on se dise enfin : "Ça y est !".
Tu viens de sortir le clip de Origami, titre éponyme de ton album, assez mystérieux, intense et en même temps très intime. Que cherchais-tu à exprimer dans cette chanson ?
Dur à dire. En un sens, déjà, la chanson dit autre chose que ce à quoi le clip prête le flanc. Ou alors elle le montre tellement depuis un autre angle, autre versant, qu’on a l’impression qu’elle dit autre chose. C’est-à-dire que le clip surfe sur un mood très lynchien, il y a clairement là du Mulholland Drive, et du Mémento aussi, du "giallo" m’a-t-on également dit, ce cinéma italien mêlant le film d’horreur au film policier dans lequel Dario Argento a beaucoup œuvré. Donc le clip montre ça : prédation, meurtre, crime. Et la chanson dit quelque part l’inverse : "Je veux te sauver, la preuve, j’ai rêvé que tu étais saine et sauve." (La chanson est réellement le récit d’un rêve qui m’est venu.) Bref, on se rêve et veut parfois être sauveur et on est aussi le meurtrier. C’est parfois une seule et même chose : on veut aider et on blesse, on veut libérer et on aliène. Voilà, c’est l’amour, c’est la vie, c’est pas tout le temps comme ça mais parfois oui, il y a des passions qui nous dépassent, des " Sycomore Sickamour " comme l’explique bien (nébuleusement) Pacôme Thiellement dans le livre qu’il a écrit sur le sujet, des dark romance, et on se dépatouille tous avec, non ? A moins de rester seul chez soi. On fait en sorte que ça vive, que ça sorte et hop, changement de disque ! On est plus léger ensuite. On espère ! Il n’y a pas si longtemps un journaliste m’avait faire genre " Olala, c’est quand même plombant ton morceau…" J’avais pas su quoi dire mais je ne sais pas, moi j’ai grandi avec des disques comme ceux de Tori Amos par exemple et là c’était la grande débauche sentimentale, cathartique donc… Voilà, ça sert à ça aussi les chansons, je crois, un contrepoids cathartique.
Après, sur ce morceau, musicalement, j’avais vraiment envie qu’on voyage et décolle, qu’en terme de palette on soit dans un tel creuset entre l’occident et l’orient qu’on ne sache plus trop quel style de musique c’est et qu’on ne voit pas que le point de départ du truc c’était en fait Pyramid Song de Radiohead ! Quand je vois qu’à son propos on m’évoque Nico et la world music indienne ou néo-andalouse, tandis que moi ça me fait penser à Dead Can Dance, je me dis : "Ouf, on a bien caché le corps ! "
Amoureux de la poésie, cette part de toi est très présente dans tes chansons. Globalement quelles sont tes sources d'inspirations et tes influences ?
Aujourd’hui je suis un peu embêté quand il s’agit de répondre à cette question parce que souvent par sources d’inspirations et influences on sous-entend par là d’autres artistes or je me suis rendu compte que si je me suis permis de sortir mes propres textes et ma propre voix il y a dix ans de ça, c’est justement parce qu’après les avoir longuement pratiqué en tant qu’auditeur et journalistique critique-intervieweur, je m’en sentais assez affranchi pour m’autoriser à tracer ma voie. Vraiment. Ça s’est naturellement et enfin présenté à moi comme l’étape suivante. Donc je peux par traçabilité t’indiquer les choses qui m’ont fondamentalement nourri et guidé pour me permettre de faire ce que je bricole aujourd’hui mais ce serait pour moi de l’ordre du contresens de te dire que ce sont encore des influences. Parce que j’ose croire – et je te prie de me laisser dans ce déni – qu’aujourd’hui ce n’est pas ça qui sort de mon éponge, tu vois, j’espère que j’ai en quelque sorte jeté l’éponge et que je suis à un autre endroit, plus nu, où je peux canaliser des choses moins répertoriées ou tellement diverses, éloignées et mêlées qu’elles en paraissent méconnaissables. Ça peut paraître totalement immodeste et prétentieux de dire ça et peut-être que je me trompe mais c’est l’histoire que je me raconte alors allez... Et puis, de toute façon, sérieux, qui a encore envie d’entendre que dans les années 90, quand bien même on serait allé voir du côté de la poésie proprement dite des siècles passés (Baudelaire, Rimbaud, Hugo, Rilke…) et de la chanson à texte (Ferré, Bashung, Manset, Murat…), une chose est claire : on a été abreuvé de disques foutrement poétiques (Ok Computer, Homogenic, Urban Hymns, Portishead, The Dandy Warhols Come Down, A Short Album About Love, The Boatman’s Call, The Space Between Us, Ultra : pour ne citer de mémoire que quelques monuments de l’année 1997). Quel bombardement. Voilà, répondre ainsi m’évite aussi de faire une longue liste rétro-culturelle de vieux combattant, tout comme de déclarer à la douane des bagages et brins d’ADN échappant sans doute au culte du bon goût et de réfléchir au final à comment formuler le simple fait un poil couillon (et pourtant non) que c’est juste ce que je vis qui m’inspire. A titre de citoyen et d’individu. Et là-dedans des artistes, enfin des œuvres-phares m’accompagnent bien sûr, des pièces-maîtresses et des étalons-maîtres qui agissent comme des philtres, des auxiliaires, des étoiles, des frères… Blablabla !
Et la suite maintenant, pour toi c'est quoi ?
Hé bien actuellement, la partie visible de l’iceberg c’est que je suis sur le clip de Sentima, le 9e et dernier morceau de l’album Origami à être mis en images. Il devrait sortir fin mai ou début juin et après hop, tout le disque sera disponible en clips, comme ça avait été le cas pour le disque Sonique-moi. A la rentrée 2024-2025, comme ça fera pile 10 ans que je fais des chansons, j’ai envie de fêter ça en mettant un peu à jour (en version deluxe) les trois premiers albums que j’ai réussi à mettre sur pieds sur cette période, ce qui passera par exemple, ça c’est sûr, par la mise en clip du 6e et dernier morceau de l’album Amy : "Jo Lee". Du reste, je suis en train d’y réfléchir donc je ne préfère pas trop m’avancer. Surprise. A vrai dire, j’aimerais sortir en disque ce deuxième album, Amy, mais j’hésite car c’est dur de sortir ça en total autoprod et c’est un disque assez expé, minimaliste… J’hésite. Peut-être que j’en tirerai en petits nombres d’exemplaires, façon collector… A voir.
La partie invisible de l’iceberg c’est la composition du 4e album, qui sera beaucoup plus pop-rock, right in the face. Elle va bon train. Elle a débuté en octobre et on a déjà fait un bon chemin, je suis confiant. Je vais continuer à prendre soin de ça en sous-main et voir si ça pourrait sortir vers 2025-2026, dans de bonnes conditions, si tant est que ça veuille dire encore quelque chose et que ce soit encore envisageable dans le merdier qu’on traverse. C’est un disque qui étonnera, je pense. Enfin pour ceux qui l’écouteront ! J’y pousse encore le curseur ailleurs, change progressivement le fusil d’épaule. Ce sera plus fun et y’aura de quoi rocker la casbah ! Suspense.
Stéphane Perraux
Sylvain Fesson / ORIGAMI / Autoproduction / 18 janvier 2023
Comments