SIX AND SEVEN // CALIFORNIAN DREAMS
- PERSONA
- 7 oct.
- 22 min de lecture
S’IL EST UN DISQUE QUE L’ON N’AVAIT PAS VU VENIR ET QUI S’EST POURTANT TRANQUILLEMENT INSTALLÉ DANS NOTRE QUOTIDIEN POUR NOUS ACCOMPAGNER TOUT L'ÉTÉ, C’EST BIEN HERE COMES THE MAN WITH THE GUN, PREMIERS PAS PARTICULIÈREMENT RÉUSSIS D’EMMANUEL TELLIER SOUS SES NOUVELLES COULEURS.
"Je suis né en 1967- donc 6 et 7 en derniers chiffres. Le 7 étant par ailleurs mon chiffre fétiche, car je suis né un 7. Et c'est aussi en écho à 49 Swimming Pools, 7 fois 7 ! Je ne voulais pas de nom en The, et ça me semblait bien fonctionner."

On a coutume de dire que les journalistes musicaux sont des musiciens frustrés mais on subodore qu’Emmanuel Tellier était à l’inverse un musicien qui souhaitait écrire. Il mena de fait deux carrières en parallèle – simultanément ou alternativement selon les époques. Celui qui fut autrefois l’une des plumes remarquées des Inrockuptibles grandit à Tours où il fit partie des Enfants Terribles, formation hautement influencée par Echo And The Bunnymen qu’il quitta cependant avant la sortie d’un ep et d’un album - tous deux parus sur le label Midnight Music. Il fonda ensuite Les Arrache-Cœurs qui deviendraient bientôt Chelsea, beaux et dignes représentants d’une pop ligne claire à la française. Le bel ep L’Ange Que J’étais puis l’album Réservé Aux Clients De l’Etablissement - et son inénarrable pochette - ouvrirent le bal. Vint ensuite Tramway, deuxième long jeu produit par notre vénéré Pat Fish - alias The Jazz Butcher - puis une révérence tirée avec Nouvelles du Paradis, ultime floraison et vraie réussite dont le pressage original offrait un disque supplémentaire du nom de Me And My Good Friends que l’on a longtemps tenu pour ce que Chelsea – cette fois en petit comité – avait fait de meilleur. Certaines de ces chansons devraient connaitre dans quelques mois une belle actualité rétrospective – nous aurons donc l’occasion d’y revenir plus en détails. Il y aura ensuite Melville, La Guardia, 49 Swimming Pools puis deux superbes disques signés de son seul nom – dont la musique de son documentaire La Disparition d’Everett Ruess - jusqu’à cet excellent opus gorgé de cuivres sous alias Six And Seven et qui nous occupe aujourd’hui – prétexte à une belle rencontre et à une longue discussion lors d’une matinée ensoleillée de juillet au Jardin du Luxembourg.

" Le troisième album de Chelsea est quand même beau, je trouve. C’est le plus abouti des trois. Il y avait notamment beaucoup de parties de violoncelles, un peu de cordes, et il y avait une chanson qui appelait Sacred Heart Bazaar que je trouve vraiment jolie. Je suis d’accord avec toi à propos de Me And My Good Friends. J’ai d’ailleurs fait mon Best-Of Chelsea – un double vinyle qu’il faudrait que je sorte l’an prochain avec un disque en anglais et un autre en français – et il y a plusieurs chansons qui viennent de ce disque. On avait terminé l’album et il nous restait du temps. Les groupes finissent souvent leurs disques à la bourre mais nous on était à jour et il restait une nuit. On a souvent fait nos disques de nuit parce que ça coûtait moins cher à l’époque – c’était la moitié du tarif. C’était au studio Garage, tout en haut de Ménilmontant. Adam Chase, un jeune producteur Américain qui a ensuite fondé Ivy, nous avait aidé. Il était reparti et on s’est retrouvé avec Etienne Dutin – juste tous les deux. Pas de basse, pas de batterie. Il me restait quelques plans, des choses pas vraiment terminées, un peu de guitare, un peu de voix, pas forcément de deuxième couplet. Je lui ai proposé d’essayer et, peut-être parce qu’on n’avait aucune pression, peut-être parce que c’était la nuit, qu’on venait juste de terminer un album et qu’on était très détendu, il s’est passé un truc. Je n’avais pas de titres pour les chansons alors j’ai inventé des noms – un prénom accolé à un sentiment. Oui – il est incroyablement réussi ce truc. Je le réécoute encore avec plaisir. Je n’ai pas pu remettre ça en pratique, ni avec La Guardia ni avec 49 Swimming Pools parce que c’étaient des projets de groupe et que quand tu es en groupe tu as envie que tout le monde joue. Je suis très fan par ailleurs d’une musique arrangée, avec des enluminures, des contre-chants, des cuivres – il y en a plein sur le dernier album. J’aime le très plein autant que le très vide – ce n’est pas contradictoire – mais je n’ai pas vraiment pu réitérer l’expérience. Je le fais par petites touches. En fait, la question dépasse largement Chelsea car c’est une question que je me suis longtemps posée en tant que journaliste musique – je ne le suis plus mais je l’ai été longtemps – et en tant que fan de musique : pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour que dans l’univers de la pop et du rock on s’autorise à retirer ses vêtements – musicalement s’entend ? C’est super rare, en fait, ce genre de disque. Un peu moins maintenant cela dit. J’aime beaucoup les Villagers et Conor O'Brien l‘a fait. Sufjan Stevens aussi. Les filles le font peut-être plus facilement, ce truc guitare-voix. Quand j’avais 25 ans et que je m’enthousiasmais pour The Woodentops, The Housemartins, James ou The Apartments, aucun d’eux ne faisait ça. C’est dommage qu’ils n’aient jamais eu ce recours à une grammaire musicale hyper simplifiée. Morrissey et Marr auraient fait des choses formidables. C’est vraiment une question qui continue à me hanter. L’exception, ce serait Johnny Cash et ses albums acoustiques produits par Rick Rubin – ils sont merveilleux ceux-là – mais sinon c’est rare. Pourquoi s’est-on si longtemps privés de la simplicité d’une guitare-voix ou d’un piano-voix ? Je trouve ça dommage. C’est vrai qu’il faut être sûr de sa chanson, qu’elle tienne debout sans artifices et savoir capturer le bon moment. C’est beaucoup plus facile aujourd’hui – nous les musiciens avons tous du matériel d’enregistrement chez nous avec un micro et un studio en puissance même si on ne sait pas très bien s’en servir comme c’est mon cas. En tout cas, on teste, on entend notre musique alors qu’il y a encore 25 ans il fallait aller dans des studios qui coûtaient cher. Cette longue digression pour te dire que ce disque acoustique a été un truc très marquant pour moi – l’indicateur d’un grand nombre de possibles que je n’ai pas assez exploité."

"Je quitte le journalisme – et le journal qui m’emploie actuellement - parce que je ne m’y retrouve plus, je ne m’amuse pas et ça me prend trop de temps. Et quand on travaille dans un news comme moi, ça prend toute la place, même si on essaye de garder du temps pour faire de la musique, voir ses amis, sortir. En fait, le métier de journaliste aujourd’hui, avec ce côté speed induit par Internet - on écrit à la fois dans un journal papier qui va paraître dans huit jours, mais on peut écrire à tout moment un article qui va sortir dans trois heures - ça génère une espèce de frénésie cérébrale dans laquelle je ne me retrouve plus du tout. Donc là, je vais arrêter ce métier en octobre et je vais m’octroyer enfin la liberté de pouvoir faire plus de musique. Je vais à 58 ans un peu pouvoir vivre les bons côtés - et sans doute également les mauvais – d’une vie de saltimbanque. Toute cette carrière musicale, je l’ai fait en ayant une vie de salarié à côté - ce qui n’était pas évident. A l’époque des Inrocks cette double casquette était un sujet de stress chez moi. Les deux premiers Chelsea et la compilation Contresens avaient été chroniqués dans la revue et j’étais toujours inquiet de ça. Je me disais 'Tiens, les gens vont considérer, et peut-être à raison, que je suis un peu pistonné '. Je passais régulièrement chez Lenoir qui me posait des questions sur le groupe et tout ça, des tas de groupes n’y avaient pas accès, donc il y avait un peu de piston et je le vivais moyen. Avec Chelsea, on a été notamment invités dans pas mal de festivals étudiants et les types qui nous programmaient étaient tout aussi contents de nous voir que de me rencontrer moi – ça les amusait de voir la tête du gars dont ils lisaient les papiers. Moi, si je devais écrire des chroniques sur Chelsea aujourd’hui, elles seraient mauvaises parce que je chantais mal. Cela s’explique par le fait qu’on n’avait pas beaucoup tourné. Je n’avais pas trouvé ma voix. Je la trouve nasillarde, apprêtée, pas du tout affirmée. On n’avait pas non plus les moyens techniques d’aujourd’hui, un home studio. Quand tu as ton Pro Tools ou ton Logic Audio,c’est vraiment un miroir. Il faut également trouver le bon micro – ça parle un peu technique, là, mais c’est très important. Dans la carrière d’un Bashung ou d’un Miossec, le choix du micro est beaucoup plus qu’une simple contingence technique. A l’époque, on me faisait chanter dans le même micro que tout le monde – or, chaque voix est unique. On a des fréquences qui nous sont très favorables – moi en l’occurrence ce sont les graves. J’ai aussi une sorte de voix de tête. A l’époque de Chelsea, je ne faisais ni l’un ni l’autre. Je ne savais pas projeter ma voix et n’avais pas de souffle. D’ailleurs quand on a signé sur V2 pour l’unique album de Melville en 1996, Thierry Chassagne qui en était le patron m’a facilement convaincu de prendre des cours de chant. J’ai donc eu une coach vocale très sympa, Claudia Phillips, une Américaine qui habitait à Paris et qui avait eu un tube à la fin des années 80. C’était une vraie technicienne de la voix et elle m’a appris à chanter. Sur le troisième Chelsea, je crois que ça va mais quand je réécoute les autres je ne suis pas fier de moi. Les Anglais, quand ils arrivent en studio pour leur premier album, ils ont déjà fait 50 ou 100 dates – moi quand j’arrive en studio pour le premier album j’ai dû faire 10 dates. D’ailleurs, même après on n’a pas beaucoup tourné – on a dû faire 60 concerts avec Chelsea, 30 avec Melville puis 60 avec 49 Swimming Pools. Les fêtes étudiantes, les écoles, c’est là où nous étions le mieux reçu – c’était assez bien payé à l’époque. Aujourd’hui il y a tout le réseau des SMAC mais à l’époque on jouait également dans les bars rock. Je me souviens du Jimmy à Bordeaux. C’était un endroit essentiel où tout le monde jouait et la première fois où je m’y suis pointé j’étais super content parce que j’étais fan de Kid Pharaon et je savais qu’il trainait là et que Noir Désir y avaient fait leurs premiers pas. Tu avais une dizaine d’endroits comme ça en France mais c’était tout. Il faut quand même rendre un peu grâce aux Inrocks et à leur festival ainsi qu’à des tourneurs comme Alias ou Garance qui ont finalement créé tout un réseau. Je pense que c’est devenu très dur aujourd’hui pour des groupes à guitares d’y accéder mais de fin 90 à peut-être 2020 avant le Covid, il y a eu à la louche environ 25 années où des groupes comme Tahiti 80, Phoenix, Little Rabbits, Katerine ou Dominique A avaient une possibilité d’accueil, un point de rencontre entre ces groupes et un public qui aimait cette musique – la musique pas comme les autres comme disait Bernard Lenoir – mais à l’époque de Chelsea il n’y en avait pas. Je me souviens d’un endroit à Toulouse ou à Marseille où il y avait deux ou trois piliers de bar qui nous avaient insulté. Ce n’était pas glorieux mais c’était la réalité. Il y avait certains coins en France où tu arrivais avec ta guitare acoustique, tu chantais de la pop en anglais – parce que toi tu trouvais ça naturel car tu avais grandi avec ça depuis tes 15 ans – et on t’insultait, on te criait 'Rock and Roll ! ' Je suis conscient d’une certaine façon de ne pas être né dans le bon pays. Je suis né en France près de Paris mais dans ma tête, clairement, je me sens profondément relié à l’Angleterre. A l’époque de Chelsea, on était allé, Étienne et moi, à Liverpool travailler avec Ian Broudie sur un remix. On avait également bossé avec Stephen Street – qui m’avait faire refaire une belle guitare sur L’Homme De Trop. C’était une bonne chanson, ça. Et Alan Gac de Rosebud m’avait proposé de nous payer les services d’un producteur Anglais pour Tramway, le deuxième album - et on avait opté pour Pat Fish. On avait fait appel à lui car on était tout à fait conscient de nos limites. Il était là toutes les nuits au studio Garage. Il écoutait, il intervenait un peu sur les structures. Il avait un cahier dans lequel il notait tout. Ce n’est pas lui qui faisait le son – il y avait un ingénieur – mais il faisait des propositions, comme l’emplacement des micros par exemple parce qu’il maitrisait tout ça alors que nous, pas du tout à l’époque. Il pilotait les séances. Après, il a voulu faire le mixage et je trouve qu’il est raté – la batterie est trop forte et ma voix trop faible. On aurait dû doubler la voix pour épaissir le signal. Le mixage est raté, les chansons sont plutôt pas mal mais le meilleur Chelsea reste quand même le troisième.

La musique pour moi ce n’est pas du tout un loisir – c’est archi vital. Je joue du piano quasiment tous les jours. Par ce canal se cristallisent plein de choses que je suis incapable de formuler avec des mots. Je n’ai jamais eu envie d’écrire un roman, je n’ai pas fait de livres. Tu vois, JD Beauvallet, en ce moment, il produit beaucoup d’écrits, il a besoin de figer ce qu’il a vécu, les bonheurs de sa vie – c’est son canal et c’est très bien. Le mien, ce n’est pas l’écrit parce que ça me renvoie trop à mon job. Tant pis si c’est un peu cliché mais il y a toutes les dimensions réconfortantes voire consolatrices de la musique qui sont vitales pour moi. Les gens qui font ce type de musique sont au bord de la dépression – on est des pré-dépressifs - et la musique nous sauve. Je pense que c’est vrai d’à peu près tout le monde – PJ Harvey, Nick Cave et même Depeche Mode. Je le sais parce que je les ai assidument fréquentés à une époque lorsque j’étais aux Inrocks. C’est un monde d’écorchés vifs. Très souvent quand tu fais des concerts, dans la salle tu as tes frères et sœurs d’âme en fait – tu en fait partie. Il y a des blessures. La musique n’est donc absolument pas un passe-temps ou un loisir mais – en partie parce que j’ai eu cette vie professionnelle qui m’a longtemps donné satisfaction – c’est un plaisir. Pour une raison que j’ignore, je n’en avais jamais fait la promotion – c’est un mystère. C’est une des raisons pour lesquelles j’arrête le journalisme : j’ai envie de me confronter à cette question. Ce que je fais est-il suffisamment de qualité, suffisamment généreux pour que je prenne le temps de le faire savoir ? Je pense que la réponse est oui – je pense que ce que je fais est bien, que mon parcours a été d’une qualité ascendante tout le long. Je vois dans les yeux des gens qu’ils n’applaudissent pas pour me faire plaisir mais parce qu’ils trouvent que les mélodies sont chouettes et qu’il y a une certaine profondeur. Maintenant que je change de vie, je vais donc enfin avoir le temps de réaliser ce double album de Chelsea et le volume 2 d’American Landscapes, de passer plus de temps aux Etats-Unis parce que j’ai la chance d’y avoir des amis et d’y être logé lorsque je m’y rends et avoir enfin le temps de m’ennuyer. Le monde a changé, le monde culturel a changé – il est à nouveau en danger. La crise économique fait que les gens n’ont pas forcément les moyens d’acheter des disques ou des livres- ou d’aller au cinéma qui est tellement cher. Il y a eu 2 décennies – les années 2000 et 2010 – durant lesquelles l’environnement était favorable à des vies culturelles non mainstream. Des gens plus jeunes que moi, de 4 ou 5 ans, ont pu vivre et accepter la part de saltimbanque qui était en eux – Katerine, Dominique A, Miossec… Ils avaient des soutiens, des équipes, des structures qui leur ont permis d’en vivre, d’être salariés, de payer des impôts tout en gardant ce bonheur d’être en contact permanent avec la part créative en eux. Je suis hyper content que tous ces gens aient un public qui ne se contente pas du mainstream radiophonique. C’est durant les 3 ou 4 premières années que l’on sait si on va pouvoir se lancer pour de bon ou pas et moi, ça s’est passé vers 1994 ou 95. Il y avait Les Inrocks mais c’est à peu près tout – pas de blogs, pas d’Internet. Ce que permet Internet, ça peut être le pire ou le meilleur mais en matière de culture c’est souvent le meilleur. Donc je ne suis pas né dans le bon pays et je suis peut-être arrivé 4 ou 5 ans trop tôt."

Deux choses frappent à la première écoute de Here Comes The Man With The Gun : les arrangements de cuivres tout d’abord qui évoquent par moments la magie de Searching for the Young Soul Rebels, le premier album de Dexy’s Midnight Runners paru en 1980, et qui propulsent littéralement les chansons. Il y a ensuite la voix d’Emmanuel Tellier que l’on n’avait jamais entendu modulée de façon aussi diverse et avec une telle variété de ton. Il y a notamment une épatante triplette sur une partie de la première face du disque qui est absolument admirable : Empire Of Songs et ses clins d’œil appuyés aux Beach Boys, Autumns & Springs et Spirit Of Saint Louis – trois chansons sur lesquelles les inflexions de voix s’avèrent particulièrement émouvantes et témoignent du chemin parcouru en la matière.
"Ça parait bizarre parce que j’ai 58 ans mais c’est quelque chose que les gens me disent – que ma voix fait beaucoup plus jeune. C’est peut-être une chance de ne pas avoir été musicien 365 jours par an mais de l’être sur mon piano tous les jours de manière très privée. Je suis vraiment actif dans ma musique peut être 30 jours par an mais c’est comme les années pour un chat. On dit qu’il a 15 ou 20 ans et qu’en fait il en a 75 – moi c’est pareil avec la musique. Je pense que c’est pour ça en fait – dans ma tête, quand je chante derrière un micro, j’ai toujours 27 ou 28 ans ou peut-être 35 mais certainement pas 58. Je laisse sortir la voix du mec qui a pris une claque lorsque les Smiths sont apparus. Je ne chante pourtant pas du tout comme Morrissey. Je me refais le film au moins une fois par mois dans ma tête, le moment où je rentre chez ce disquaire à Tours avenue de Grammont. On est en 1983 et ils viennent de recevoir le premier album des Smiths et je pense que c’est Still Ill que j’entends en premier. Encore un cliché mais on l’a tous vécu – c’est un truc essentiel dans nos vies de fan de musique : ce jour-là je me dis que c’est mon disque, c’est mon chanteur, mon groupe. Pourtant, la première fois que je l’écoute, je suis un peu déçu. Je trouve ça très nimbé. Pour moi, tout le disque flotte et est un peu nimbé d’une espèce de couleur mauve, un peu comme le bleu mauve de la pochette. Il est comme oblitéré d’une espèce de brouillard qui me dérange. Je me dis que c’est un peu mou, j’ai l’impression d’entendre 10 fois la même chanson mais malgré la déception je l’achète – 63 francs, je me rappelle. Je l’amène à la maison, ma sœur a une chaine hi-fi, je lui pique et j’écoute le disque 30 fois par jour. A chaque vacance, je mets un coussin par terre et je l’écoute à fond. J’avais aimé U2 avant – j’adorais Boy. Je connaissais Talking Heads, Ultravox, un peu Joy Division mais je n’étais pas fan, Police que j’aime beaucoup. Bref, j’aimais la pop. Mais le premier album des Smiths, c’est un choc colossal. Et en fait, quand je chante aujourd’hui, c’est cette personne-là qui chante. Elle a pris 4 ou 5 ans de maturité mais certainement pas 40. Donc c’est ça la voix – je module plus qu’avant parce que j’ai fait des progrès techniques, je m’entends mieux, les micros sont de meilleure qualité. Je demande désormais à l’ingénieur du son de mettre très fort parce que je veux m’entendre très fort. C’est le fait probablement aussi de chanter beaucoup chez moi tout seul au piano. C’est une gymnastique, la voix – ça s’entraine. Elle est mieux entrainée aujourd’hui qu’à l’époque. C’est moins scolaire. Maintenant, c’est totalement instinctif. C’est-à-dire que ce n’est même pas écrit – c’est juste ressenti. D’abord, tout est au piano – alors qu’à l’époque de 49 Swimming Pools j’écrivais encore à la guitare. Evidemment, Arthur Lee, la première, c’est guitare. Pollock’s Driving aussi – elles sont très proches d’ailleurs – mais tout le reste c’est piano. J’ai progressé sur cet instrument et j’en ai maintenant un très bon. Je ne suis pas un excellent pianiste mais j’ai des combinaisons de 150 ou 200 suites, mouvements, cadences. Mes mains se posent et d’un point A – par déduction mais aussi par instinct – elles vont aller à un point B puis C. Ce n’est pas réfléchi mais je note que du point C je pourrais aller à un point D logique mais en fait, le point D va prendre le contre-pied d’A, B et C. Ça, ça vient des Beach Boys et de Brian Wilson - et de ma fréquentation à partir de 30 ou 40 ans de certains trucs de Jazz. Ça vient également d’XTC, de Robert Wyatt, de ce genre de gens qui ont eux-mêmes un savoir-faire et des combinaisons inattendues. Ce qui est pénible, c’est que tu le sens lorsque les artistes forcent ça. Quand un artiste fait exprès de faire A, B et puis ‘ Regardez, ce n’est pas du tout ce que vous pensiez, c’est une espèce d’accord diminué mineur septième machin, Qu’est-ce que je suis malin ! ' Donc il faut faire attention à ça. Chez moi, il y a des combinaisons qui se mettent en place. C’est un peu comme un très bon Judoka qui va sans cesse s’adapter à ce que fait l’adversaire – là, pour moi, l’adversaire quand je suis à mon piano c’est l’ennui, la normalité. Ce que je recherche, comme Olivier Rocabois qui fait ça très bien, c’est la beauté – surprenante, inattendue. Davis Bowie était un maitre pour ça. Aujourd’hui, j’ai tout ce bagage – c’est une sorte de boite à outils mentale de 150 ou 200 combinaisons possibles et ça fabrique des chansons. Ce n’est pas réfléchi, ce n’est pas écrit et je t’avoue que c’est hyper jouissif. Quand j’écrivais pour Chelsea, je m’appliquais, j’étais un bon élève. Idem, en grande partie, avec 49 Swimming Pools sauf une chanson qui s’appelle Oceans où j’ai déjà ce truc – une espèce de moteur qui se met en place et que je ne maîtrise pas. Il faut que j’écoute mon instinct. Il y a un drive qui me dit ‘ Vas-y, tourne à gauche, tourne à droite ! ' J’en suis là aujourd’hui. C’est aussi pour ça que je balance mon job – j’ai envie d’aller plus loin là-dedans. Je pense que je peux faire encore mieux. Ça peut paraitre prétentieux de dire ça mais ce n’est vraiment pas un effort. Ça ne marche pas tous les jours – ça dépend des périodes – mais quand ça marche c’est chouette. Je suis là pour humaniser, avec mes mains, avec ma voix, un sentiment qui était là, dans l’air, et hop ! Ça tombe sur moi. Pour des gens qui ne font pas du tout de musique, de dessins ou de théâtre, ça peut paraître un peu fumeux. ‘La musique était déjà dans l’air.’ ‘J’ai attrapé la chanson’ – Brian Wilson disait ça très souvent et c’est la pure vérité. Je suis admiratif des gens qui font des choses extraordinaires en sport – ce n’est pas du tout mon cas. Des gens qui courent le marathon, qui font des trails. J’ai un peu nagé à une époque et je me souviens qu’au bout de 30 ou 40 minutes, le geste devenait tellement fluide et tellement agréable que d’un seul coup, si tu avais prévu de faire un kilomètre mais que tu en faisais trois ce n’était pas un effort. C’est du même ordre. Travailler sur La Disparition d’Everett Ruess et American Landscapes a également fait évoluer mon songwriting. Tout cela sédimente au bout d’un moment. Tout est dans tout. En réalité, je sais que j’ai un matériau quand même relativement limité mais à l’intérieur de ces limites, comme je fais ces accords, ces parties D, comme j’adore les déviations et ne pas aller tout droit, on ne s’en rend pas compte. C’est également le cas de Neil Hannon.
La plupart des artistes n’habitent qu’un seul pays. Je te parlais de Conor O'Brien des Villagers que j’aime beaucoup. Lui, de temps en temps, il fait de la musique que je trouve trop aventureuse, trop audacieuse en termes de son ou de rythmique et je trouve que ça l’éloigne de ce que moi je pense être le cœur de sa vie – mais personne n’est mieux placé que lui pour le savoir. Idem pour Sufjan Stevens – on sent qu’il pourrait être tenté d’aller vers des choses plus savantes car il a une formation classique mais en fait je ne lui souhaite pas. Je souhaite à tout le monde d’être en paix avec ce qu’il a, de travailler, de progresser – mais à un moment on ne peut pas se réinventer. Un artiste a sa panoplie – sinon, il devient un singe savant.
Pour ce disque, j’ai recruté Antoine Chaperon au moment du mixage et depuis on a décidé de faire tous les concerts ensemble. Le deuxième album est déjà écrit et on va bientôt commencer à l’enregistrer tous les deux.
Sur ce premier album, j’ai tout écrit et arrangé parce que je joue de tout. Je comprends comment fonctionne une basse électrique et vu que je suis guitariste ce n’est pas dur d’en jouer. Je comprends la batterie de manière organique et profonde – je suis très rythmique. Je n’en maitrise absolument pas la technique – je suis un batteur instinctif honnête, très piètre mais je comprends l’instrument. J’ai travaillé avec Raphaël Chassin à Bruxelles, un batteur qui est bien meilleur technicien que moi, en lui montrant des patterns qu’il a enrichis. Les parties de basse ont été rejouées par Denis Clavaizolle à Clermont-Ferrand puis j’ai enregistré une grande partie du chant dans ma maison en Bourgogne parce que j’y ai un piano à queue que j’adore – c’est celui qu’on entend sur le disque. Après, c’est du collage mais ce qui est chouette c’est que ça ne s’entend pas. Je trouve qu’il y a une belle énergie. Peu importe s’il y a de petits écarts à droite à gauche. Je préfère vraiment l’énergie du moment – que ça sonne live – plutôt que la perfection absolue."

Here Comes The Man With The Gun convoque de nombreuses figures de la pop culture – de Brian Epstein à Faye Dunaway en passant par Arthur Lee ou Jackson Pollock, le disque dévoile une partie du panthéon personnel de son auteur.
"C’est une thématique de cet album – avec une bizarrerie que j’ai quand même gardé qui est la chanson sur Brian Epstein car le disque est principalement un cri d’amour pour la Californie. Faye Dunaway fait totalement référence à Chinatown que j’ai revu récemment et qui est pour moi l’un des plus beaux films de tous les temps. J’ai longtemps cru qu’il se passait dans le Chinatown de New York mais pas du tout – c’est le Chinatown de Los Angeles. Le film parle d’un détournement de ressources d’eau – c’est donc en fait un thriller sur une question environnementale. Il a été réalisé en 74 – il était totalement visionnaire et c’est l’un des plus beaux portraits de la ville. Ce film est merveilleux – c’est la face sombre de Los Angeles. Il y fait beau 364 jours par an et c’est peut-être ce qui me plait dans cette ville : même le sombre y est en pleine lumière. Bon – Jackson Pollock c’est la côte Est mais la chanson raconte son accident de voiture à Long Island. Empire Of Song, c’est Brian Wilson – c’est très émotionnel. J’avais un peu peur qu’il meure et c’est une chanson de remerciement. Je dis 'I Can Hear Music ' qui est le titre d’une chanson des Beach Boys. Beaucoup de gens critiquent le fait de faire du name-dropping mais moi je trouve ça justement très touchant – c’est une façon d’assumer ce fétichisme. Ça ne m’a jamais gêné. Alors la Californie, ça peut paraitre bizarre aujourd’hui, hors du temps et hors de propos, après ces terribles incendies, les émeutes…C’est une ville – Los Angeles – et un état qui vivent des choses extrêmement difficiles aujourd’hui et qui dans 50 ans seront peut-être inhabités parce que ça devient justement inhabitable, qu’il fait trop chaud. La Californie est évidemment un non-sens écologique – c’est presque aujourd’hui le symbole du mal. Sauf que… mon pays de Cocagne, ça a été Londres, Manchester, Liverpool – mais surtout Londres.
. On avait 20 ans, on l’a tous fait, on prenait le car la nuit, Eurolines, on allait à Camden s’acheter des pirates de New Order, on ramassait tout ce qu’on trouvait et on passait l’été à écouter tout ça. Il n’y avait pas Internet, donc quand on a 20 ans en France dans les années 80, lorsqu’on entend parler de la Californie c’est principalement grâce au cinéma et c’est à peu près tout. Si – il y avait Hotel California que je n’aimais pas du tout mais la pochette c’est le Beverly Hills Hotel dans le coucher de soleil et c’est une image marquante mais ça s’arrête là. Ma connaissance était extrêmement limitée. Puis vers 30 ou 35 ans, dans une deuxième partie de ma vie de fan ultrasensible à la musique et à tout ce qui l’accompagne – signaux, pochettes, typographies – je m’y rends principalement grâce aux Inrocks. On ne restait que 2 ou 3 jours à chaque fois. Laurel Canyon, je ne l’ai vu pour la première fois qu’il y a 10 ans alors que j’étais déjà allé 7 ou 8 fois en Californie auparavant mais je ne conduisais pas et je n’avais pas encore ce rapport organique à ces endroits. Je connaissais Mulholland Drive grâce au film mais j’ai mis 20 ans à comprendre tout ce qu’il y a à Los Angeles. Bien sûr, je connaissais les Beach Boys, Phil Spector, j’avais lu des trucs mais on n’avait pas accès – contrairement à aujourd’hui avec Internet – à toute l’iconographie. J’ai découvert Ed Ruscha, le peintre et photographe, il y a seulement 20 ans. Donc, dans mon cœur, Los Angeles et la Californie ont complètement détrôné Londres, Manchester et Liverpool qui n’opèrent plus aucune fascination sur moi. Par ailleurs, ces villes se sont largement embourgeoisées et banalisées. Londres est une capitale-monde – elle est de moins en moins Londres. Il n’y a plus un seul pub indépendant, il n’y a plus beaucoup de petits bistrots de quartier – tout ça, c’est mort. Manchester et Liverpool c’est à peu près la même chose – sauf si tu vas vraiment à la périphérie. Cette Angleterre prolo – celle qu’on aimait – c’était l’Angleterre de Mark E. Smith et de Ian Curtis. Ce n’était pas l’Angleterre embourgeoisée. Ce rêve-là, il a fait pschiiit ! En revanche, le rêve Californien…oui, la ville crame, oui, c’est un non-sens écologique, économique, tout ce que tu veux. Il n’empêche que quand tu vas là-bas – j’essaie d’y aller à peu près une fois tous les 2 ans – que tu as une semaine et que tu es en voiture, les grandes lignes, les grands codes esthétiques sont toujours là. Quand tu te balades sur Sunset Boulevard, ok c’est beaucoup plus riche qu’avant, il y a de grandes pubs pour Netflix partout mais il y a quand même toujours le Château Marmont et le panneau du cowboy Marlboro. C’est une ville absurde – une ville absurde de beauté. C’est beaucoup plus vert que ce que les gens pensent et en même temps, c’est totalement dévoré à d’autres endroits par le bitume, la pollution. Cette ville est un non-sens mais j’adore ça. Il y a un fétichisme lié à cette culture pop que l’on peut encore nourrir à Los Angeles. Lorsque tu montes les premiers lacets de Laurel Canyon, il y a une sorte de petite épicerie. Le type à l’accueil a plus de 80 ans maintenant et il y a des photos de lui avec Crosby, Stills & Nash, avec Joni Mitchell, les Doors – et moi je suis comme un gosse, en fait. Je suis au premier degré – extrêmement fan de ces paysages, des palmiers. Pour le journal Marianne, j’ai rencontré Carol Kay il y a 3 ans – énorme bonheur ! Elle était la bassiste du groupe que l’on a appelé The Wrecking Crew – elle détestait cette appellation. Je suis allé dans le quartier où sont nés les Beach Boys – à Hawthorne. J’ai fait mon petit pèlerinage avec limite la petite larme à l’œil voir le bout de rue où la famille a grandi. La maison n’existe plus mais il y a une plaque. J’y étais avec mon fils et on a fait les plages de Malibu – l’endroit où ont été prises les photos avec l’immense planche de surf. C’est la Mecque pour moi ! J’ai réussi à rentrer dans le Sunset Sound studio sur Hollywood Boulevard – qui s’appelait autrefois Ocean Way et qui a changé de nombreuses fois de nom et de propriétaire. J’ai demandé à faire une visite en disant que j’étais un client potentiel – ce qui n’est pas totalement faux d’ailleurs – et que j’aimerais peut-être un jour faire des sessions dans le studio C. C’est le plus petit des trois mais c’est celui qui m’intéressait car c’est là qu’a été enregistré l’essentiel des sessions de Pet Sounds – c’est notamment là où les Beach Boys s’y sont repris à 43 ou 44 reprises pour faire God Only Knows. La fille de l’accueil m’a laissé seul dans la pièce – 60 mètres carrés avec des panneaux acoustiques en bois magnifiques. Je me suis allongé par terre et j’ai regardé le plafond. Et pour moi, c’était…la Sainte-Chapelle. Je ne veux pas dire que Brian Wilson est entré et qu’on a bu un thé mais pas loin. Je sentais sa présence."
Mathieu David Blackbird
Six And Seven Here Comes The Man With The Gun (Ecritures / December Square) 2025
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