Avant même d’ouvrir le livre de Patrick Foulhoux j’ai envie d’écrire sur Les Thugs.
Il y a tant de choses à en dire et tout d’abord que voilà des héros ordinaires. Un groupe devenu culte dès son 1er 45t. Par le son, par les images utilisées tant au recto qu’au verso de la pochette. D’un côté des ”sauvages” en transe, capté par des colonisateurs (nous ne sommes toujours pas sortis des retombées des colonisations), de l’autre des types debouts, une tronçonneuse pendante à la place de la guitare. Un grain photographique, du noir et blanc, un lettrage emprunté de l’autre côté du rideau de fer à des résistants utilisant le rock comme vecteur du monde libre : une mise en abyme. Jusqu’au titre de cette face B, addictive au possible, ce Femme fatale qui emprunte au Velvet mais dans une dimension stoogienne.
Entre 1984 et 86 je fais une émission de radio, avec un pote de lycée à la technique. On y passe d’abord les Cramps, le Gun Club, les Nomads, J.Thunders, Barracudas, Plimsouls...du rock garage, punk et un peu de new wave. Mais aussi Les Dogs, les Coronados, Fixed Up, Pretty Boys, Scurs, Flamingos, Calamités, OTH, Bérus... Puis je mets la main sur une flopée de 45 tours qui arrivent presque tous en même temps : Wampas, Vierges, Parabellum, Béru, Rats...et des fanzines, dont Nineteen qui devient ma bible.
Peu à peu nous passons 50% de rock français. Le 45t des Thugs est en bonne place. Peu de 45t ont un titre générique et ce Frenetic Dancing est une parfaite description du contenu. Si Night Dance est terrible, Femme fatale est magnétique et nous le passons encore plus que la face A. Tout est singulier dans ce single, jusqu’au nom du producteur : Gaudefroy de Maupéou.
Et derrière cette pépite, loin des figures du rock, qu’il soit ”d’ici” ou d’ailleurs : peu à peu je découvre des mecs ordinaires. Des mecs qui jamais ne cherchent à s’enfermer dans un look, dans un dogme, préfigurant un rock conscient qui arrivera quelques années plus tard avec Fugazi et le Straigh Edge post-hardcore.
Christophe et Éric disent alors qu’ils trouvent leurs sujets, leurs images, en allant à la bibliothèque ou dans la presse. Des rockeurs qui lisent ! Loin de l’image de ce punk alternatif tout azimut qui part dans tous les sens, ces types à la fausse gueule d’étudiants ont une famille. Rapidement c’est une fratrie presque intégrale. Ils ont des parents et viennent d’une ville inconnue de la carte du rock : ni Rennes, ni Le Havre, ni Montpellier, pas Bordeaux ou Lyon et encore moins de Paris. Des mecs ordinaires qui transcendent cette simplicité d’apparence par un fait extraordinaire : un premier 45t mythique !
Ne venant ni d’une tribu comme ceux issus de la bande des punks des halles, ni des types des Beaux-Arts avec une crête vivant dans un squat, ni des mecs en marge enfermés dans leur local de répète dans la chaude steppe aride de la Clape. Non. Pas besoin de s’exclure du monde pour vivre le rock et mettre en marche son propre « Do It Yourself ». Ils ouvrent une autre voix. Uniquement par leur musique et d’abord par leur musique, reconnaissable immédiatement. Pas même besoin de lire les premiers interviews, ni de connaitre leurs points de vue, pour tomber sous le charme du mythe qu’ils bâtissent de disque en disque. Ces « working class héroes » humbles et discrets affirment leurs convictions par une ligne directrice à la fois musicale et esthétique : une transe électrique qui échappe à tous les qualificatifs de genre. Tout à la fois au fil des ans ils sont punk, rock, garage, noisy, hardcore, grunge, pop, shoegaze, sans être rien de cela. Ils sont avant tout Les Thugs.
Sans être donc ”le plus grand groupe de rock du monde” comme l’affirme l’un des deux dirigeants de Sub Pop dans le film Come On People, Les Thugs sont un groupe rare, une pépite brute dont la finesse se révèle sans cesse.
LE LIVRE
Il semblait évident qu’un livre sur Les Thugs devait exister.
Depuis quelques années l’histoire de cette scène rock française apparu dans les 80’s s’écrit peu à peu, au gré des disparitions. Une scène affranchie des majors, ayant construit sa propre identité, un moment fondateur en quelque sorte pour l’existence d’un circuit et d’acteurs pour ces musiques (le rock et tous les genres apparentés, ce qu’on a nommé « les musiques actuelles ») dont il aura fallu 25 ans après leurs apparitions pour qu’elles existent dans ce pays. Les Thugs en sont un exemple singulier, grillant les étapes pour s’évader au plus vite de l’étiquette « rock français ».
Patrick « Tad » Foulhoux a opté pour le procédé d’une histoire « orale » (comme l’on fait Guillaume Gwardeath et Sam Guillerand pour le livre sur les Burning Heads paru presque en même temps), faisant précéder le déroulé historique par deux chapitres ou l’on plonge dans une quinzaine de mini-biographies.
D’abord celle des cinq Thugs : Éric, Christophe, Thierry, Gérald et Pierre-Yves. Mieux les connaitre, de l’enfance au début de l’aventure, c’est comprendre la suite.
Ensuite, celles d’ une poignée de fidèles, la garde rapprochée : Véro et Tesh (sonorisateurs), Tramber et Gabba (road et mersh), Christian Gougnaf et Doudou (label-management, tourneurs), Stéphane Saunier, Yves Guillemot, Marsu, Dave Rosencrans (labels), David Dufresne et Jean-Luc Manet (journalistes et amis).
Les protagonistes, les acteurs, ayant été cités, avec chacun leur parcours, l’histoire peut commencer. Seize années d’existence du groupe, auxquelles on peut ajouter 5 années de prémisses (de 1978 à 83) ou tout le monde se rode à travers divers groupes ou activités dans la musique (groupes de lycée, radio, orga de concert…). Seize années suivies de la reformation en 2008 pour l’anniversaire des 20 ans de Sub Pop, qui donnera une courte et intense tournée, point d’orgue presque final…car Thierry nous apprend que d’autres concerts privés pour des anniversaires ont eu lieu jusqu’en…2015 ! Soit, pas si loin de la création de LANE, ou Pierre-Yves remet le couvert sous la pression de son fils Félix, épaulé d’une autre fratrie (les frères Belin) et d’Éric proposé au chant. Comme si l’histoire ne devait jamais s’arrêter !
Je ne vais pas vous raconter ces 288 pages d’un beau papier et jolie typo (c’est important !) qui s’avale au rythme ferroviaire d’une chanson des Thugs. Mais quel plaisir de (re)découvrir à la fois les dessous et l’avancée d’une poignée de gars qui ne dérogerons quasi jamais à la ligne de conduite qu’ils se sont fixés : respect, efficacité, non-compromission, une sorte de rigueur exemplaire qui les a conduit d’Angers à Juvisy, du Havre à Londres, de Berlin à Seattle.
Vendant moitié moins de disques que les « têtes d’affiches » du rock alternatif, Les Thugs avancent sans se plaindre, heureux d’échapper au monde du travail salarié, sachant qu’ils ne sont pas faits pour (comme le dit Virginie Despentes dans sa préface) plaire au plus grand nombre. Peu à peu ils construisent un répertoire ou chaque disque est une nouvelle pièce du puzzle, comportant des pépites hors classe de bruitisme mélodique (ce croisement entre Motörhead et les Beatles). Ils fabriquent leur propre grammaire, unique et reconnaissable, un style propre. Pourtant, ils évoluent, ne restent pas figés, ouvrant des brèches (chant en français, passage sur une « petite » major), testant divers producteurs, mais toujours maitres de leur destin. Une sorte de parcours sans fautes, admirable ou l’intelligence se conjugue avec une intégrité musicale et commerciale comme le souligne Dav.Duf. Par deux fois une phrase d’Éric est citée « Je ne veux pas devenir célèbre, je veux devenir mythique ». C’est gagné !
Ce livre n’est pas uniquement indispensable pour se remémorer l’histoire d’un groupe, il est le témoignage d’un parcours unique et rare, une sorte de modèle assez peu courant dans l’histoire du rock, et donc dans l’histoire tout court !
Max Well
RADICAL HISTORY
Patrick Foulhoux
(Le Boulon, édition du Layeur) // 2020.
A noter : la parution d’un Live Paris 1999 chez Nineteen Something, proposé dans les goodies au moment de la souscription pour le livre, distribué par Pias et disponible en CD et digital https://nineteensomething.fr
21 titres enregistrés dans ce qui fut l’une des dernières dates du groupe avant d’arrêter, le 9 décembre 1999 à l’Elysée Montmartre à Paris. Ce qui ajoute à la discographie du groupe le seul live de leur histoire, si l’on exclu celui du No-Reform tour en 2008. Un brûlot saisi brut par Tesh, leur sonorisateur de scène et producteur du dernier album studio Tout doit disparaitre. De quoi se consoler pour ceux qui n’ont jamais vu Les Thugs sur scène.
A signaler également pour les plus fans : Les Thugs Radical Gigography un fascicule qui reprends toutes les dates du groupe, soit 750, publié à une poignée d’exemplaire par Dimitri Ramage qui gère le blog http://les-thugs-concerts.blogspot.com/
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