AND ALSO THE TREES // SLOW PULSE BOYS
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Voici un projet que nous avions hâte de célébrer – à tel point que lorsque nous avions chroniqué en 2021 dans notre édition papier la réédition de Virus Meadow– deuxième album d’And Also The Trees paru à l’origine en 1986 et premier classique de la formation d’Inkberrow – nous l’annoncions avec beaucoup d’optimisme pour l’année suivante.
Enfin publié - mais deux ans plus tard - il était grand temps de demander à Alexandre François – l’un des deux coréalisateurs de ce formidable documentaire et qui s’attèle en parallèle depuis de nombreuses années à une biographie du groupe des Midlands – ce qui avait motivé ce projet et ce qui faisait à son sens la singularité d’And Also The Trees.
Voici donc la genèse de Slow Pulse Boys, passionnant portrait d’un combo qui ne l’est pas moins, truffé de séquences capturées en concert toutes époques confondues depuis 1983 et où l’on croise ceux qui font ou ont fait l’histoire d’And Also The Trees – phénomène absolument unique dans l’histoire du post-punk Britannique.
"Sébastien Faits-Divers m’avait contacté à l’automne 2019. Il souhaitait réaliser un film pour les 40 ans d’existence d’And Also The Trees. Le projet avait été reçu de manière mitigée par Justin et Simon Huw Jones. Justin n’aime pas trop s’appesantir sur le passé. C’est une constante chez lui. Les deux frères étaient un peu circonspects à l’idée d’apparaître à l’écran et de se retrouver à raconter leur propre histoire avec ce que cela peut témoigner d’autosatisfaction dans la démarche. Je les imagine assez bien se dire également que ce genre de films est généralement réservé aux musiciens dont l’essentiel de la carrière est dans le passé. Je ne suis pas outre mesure surpris qu’ils ne l’aient toujours pas regardé, même si c’est un peu frustrant. Les retours sont globalement positifs. Cela leur suffit. Et paradoxalement, à partir du moment où ils ont accepté l’idée, ils ont toujours été très disponibles et ils nous ont soutenus.
Sébastien connaissait mon passé à la Blogothèque. Il en avait déduit que je savais tenir une caméra. Mais surtout, il savait que j’avais entamé un projet biographique sur And Also The Trees, qu’il m’arrivait même de partir en tournée avec eux – c’est à cette occasion qu’on s’était rencontré une première fois à Dijon dans le cadre d’un festival organisé par les gens de Sabotage - et que j’étais un interlocuteur régulier des frères Jones. Il avait besoin de quelqu’un pour conduire les interviews et les convaincre de se lancer dans l’aventure.
Sébastien est l’un de ces francs-tireurs que j’affectionne particulièrement. Il a fait ses armes dans le réseau des radios campus, du côté de Dijon, lorsqu’il était étudiant. Depuis qu’il est passé à l’image, il opère le plus souvent en solitaire. Il a élaboré un système de captation de concerts et de sessions assez sophistiqué, il filme et monte en très peu de temps, et le résultat est souvent d’une grande beauté. En 2013, il avait réalisé une captation d’un concert d’And Also The Trees à Mâcon. Ce soir-là, And Also The Trees y jouait pour la première fois depuis 1996 Missing, un morceau totalement atypique de leur discographie, très peu joué et relativement peu connu. Il se trouve que c’est l’un de mes morceaux favoris sur Angelfish. Sébastien avait tellement été frappé par la force du titre ce soir-là qu’il avait intitulé son film Missing in Mâcon. Depuis, Missing est devenu un incontournable des setlists. On était fait pour s’entendre.
On s’est très vite mis d’accord sur ce qu’on voulait : pas de voix off, une mosaïque de voix et d’intervenants, une allure et un rythme conversationnel même si cela devait excéder le format habituel des documentaires. Je crois qu’il avait contacté Arte pour éventuellement travailler sur un format adapté, mais la réponse avait été qu’And Also The Trees était un groupe beaucoup trop confidentiel pour les intéresser. On se retrouvait donc libres... et seuls. L’autre idée était de construire une sorte de va-et-vient entre les captations filmées par nos soins à partir de 2019 - jusqu’en 2024 - et ce passé qui devait se traduire par des récits et des images d’archive.
Sébastien les a découverts sur le tard par l’entremise d’un ami auquel le film est dédié, Emmanuel. Je ne fais pas partie des fans nostalgiques. Je pense que le groupe depuis 20 ans connaît une sorte d’état de grâce qui n’a rien à envier aux « mythiques » années 1980. Avec (Listen for) the Rag and Bone Man (2007), Born Into The Waves (2016) ou Mother Of Pearl Moon (2024), And Also The Trees a sorti des albums parmi les plus marquants de sa carrière. Nous pensions qu’il était important que le groupe tel qu’il est aujourd’hui soit toujours en contrepoint, c’est à dire vivant, créatif et en pleine possession de ses moyens.
On avait décidé que je conduirais les interviews, que je l’assisterais en tant que cameraman sur les captations de concert. J’ai ensuite souvent scénarisé les différentes séquences à partir de quelques idées qu’on posait en commun. Sébastien m’envoyait ensuite un pré-montage à partir duquel on travaillait. On re-visionnait l’ensemble des documents, des plans, des versions de concert qu’on avait à disposition, on coupait, on remontait, et la chose s’est bâtie ainsi, petit à petit, comme un immense puzzle.
De son côté, Sébastien s’est lancé dans un travail d’archivage déterminant. Il a repris contact avec d’anciens fans, ou des acteurs des scènes indépendantes des années 80 - Marc Ridet de La Dolce Vita, les fondateurs de Structure Moderne - ce qui a considérablement enrichi notre base documentaire. Les images que Christophe Cordonnier a filmées ont joué un rôle important dans la documentation de la fin des années 80 ou de la tournée américaine. Il y aussi ce concert de 1983 à Glasgow, le plus ancien témoignage vidéo du groupe, dont Sébastien a fini par retrouver une cassette à peu près visible, après de multiples aléas, et dont les stries, les sauts et le caractère granuleux de la VHS font tout le charme.
Bien sûr, dans la réalité, les choses n’ont pas toujours été si cloisonnées. Il a fallu faire avec la distance et les aléas de nos existences familiales et professionnelles, et les moyens financiers qui sont les tiens quand tu es en auto-production.
Maintenant si je dois répondre plus spécifiquement aux motifs profonds. Je pense qu’il y en a plusieurs.
Un premier constat tout simple : le manque d’images et de témoignages d’un groupe qui nous semble important et qui n’est toujours pas reconnu à sa juste valeur, et plus particulièrement en Angleterre.
Il y avait l’envie de raconter une histoire qui n’avait jamais vraiment été racontée jusque-là ou qui semblait toujours embarrassée de clichés encombrants et pas vraiment pertinents. Tu sais, cette idée selon laquelle les frères Jones habiteraient dans un manoir, dans la campagne anglaise. Ils ont des chevaux et ils lisent Keats et Byron le soir à la chandelle ou contemplent des toiles pré-raphaélites en évoluant dans des architectures néo-classiques. On se rend compte que toutes ces images proviennent de pochettes d’album ou de paroles produites sur une période très courte, entre 1987 et 1989, grosso modo. Elles sont probablement très fortes visuellement - c’est probablement pour cela qu’elles finissent par devenir des stéréotypes accolés au groupe - mais avec le temps, elles me semblent être devenues une entrave à la découverte des véritables qualités d’And Also The Trees.

La réalité est beaucoup plus simple et beaucoup plus belle. Quand tu vis à la campagne, que tu n’as pas d’argent, tu travailles pour les fermiers des environs, c’est-à-dire que tu participes aux récoltes, tu t’occupes des semailles ou tu nettoies les porcheries. On comprend mieux, je crois, d’où peuvent venir ces images toujours un peu sidérantes comme ce born dead baby pig/ Lying, pure, white, bloodless/ Soft and smooth as a gloved lady's hand. Savoir cela n’enlève rien de son mystère et de son irruption brutale dans Gone... like the Swallows. Cela ne l’explique pas, mais cela remet les choses à leur juste place. Avec Sébastien, on ne souhaitait pas briser les mythes. C’est une des raisons pour laquelle il part filmer la campagne anglaise dans son exubérance printanière, lorsqu’elle est particulièrement belle et foisonnante. Mais c’est toujours plus intéressant, je trouve, de voir comment par l’imagination, on habite un espace différemment, on le transforme et on en fait un objet désirable. Qui n’a pas rêvé d’Inkberrow, de ses collines, de ses étangs parmi les gens qui ont écouté Virus Meadow (1986) ou The Millpond Years (1988) ? Regarder une carte de la région, c’est déjà avoir le sentiment d’être dans une chanson d’And Also The Trees.
On voulait redonner toute la chair qu’il y a derrière un tel projet poétique et musical. On voulait faire apparaître dans toutes leurs dimensions des gens passionnants, drôles et extrêmement attachants. Ils ont tous un rapport très concret et développé aux choses matérielles : ils aiment fabriquer, construire, fouiller. Cela me semble plus intéressant que de prendre sans recul cet imaginaire de lords anglais du XIXème siècle qui vivent reclus.
Il y avait ensuite l’envie de raconter une histoire sur la musique un peu différente. Faire un film sur l’histoire d’And Also The Trees, ou l’écrire, c’est dès le départ accepter de passer à côté de tous les passages obligés du documentaire rock ou de la biographie : la revanche sociale, la course vers le succès, les charts, les chambres saccagées, les excès de toute sorte - sexe, drogue - l’expérience de la gloire, de la reconnaissance des pairs, les querelles d’égo, la mort tragique d’un membre-clé, la chute puis la rédemption. Il n’y a rien de tout cela, à part la bagarre qui éclate entre Graham Havas et Justin Jones après un concert difficile dans une salle qui s’appelle The Asylum. C’est donc en apparence n’avoir rien à raconter, et c’est en substance ce que nous a dit Justin pendant qu’on installait les caméras et l’éclairage, juste avant que l’on commence la première interview, à Cognac.
Que reste-t-il alors ? Quelque chose dont on parle finalement très peu dans les documentaires : les chansons, un univers, la manière dont il s’élabore, l’aventure intellectuelle et humaine qui se construit derrière cette pratique musicale, quand le succès ne constitue pas l’horizon d’attente, et puis le reste est venu. On a découvert des êtres à taille humaine. Une humilité profonde. Une indépendance farouche et un dévouement complet pour cette entité inventée en 1979 par une bande de gamin, dans un hameau de quelques âmes dans les Midlands qui reçoit les soubresauts d’une culture plutôt citadine, le punk, de la campagne où ils vivent assez isolés, et qui devient l’histoire d’une vie.
Je n’exagère pas, je pense, lorsque je dis que And Also The Trees est devenu pour eux un moyen d’être au monde, et qu’il finit par constituer une éthique de vie pour ses différents protagonistes, et ce, dès le début. La rencontre de Simon Huw Jones avec la littérature en est un exemple étonnant. L’adolescent dyslexique, a-scolaire, qui flirte avec la violence et l’alcool, au pub ou lors des matchs d’Aston Villa, et qui n’avait jamais ouvert un livre avant d’avoir 18-19 ans, rencontre par hasard Aldous Huxley alors que Justin, Nick et Graham répètent un thème à côté. Il tombe sur une page de L’Eternité Retrouvée. Il la lit en diagonale, commence à la mettre en voix. Il découvre qu’il aime avoir ces mots-là en bouche, qu’ils sonnent. Il découvre qu’il peut lire le reste du livre et globalement comprendre ce qui y est écrit. C’est un moment fondateur pour le groupe : la naissance du premier morceau du groupe There Were No Bounds. C’est une révélation pour un individu, une nouvelle manière d’être au monde, et d’envisager sa place. Thomas Hardy, Virginia Woolf, Hermann Hesse, André Gide, Oscar Wilde, Dylan Thomas et Ernest Hemingway forment ensuite un premier cercle de lectures, et c’est à partir de ce prisme un peu hétéroclite qu’il va construire ses premières narrations et qu’il va regarder la campagne anglaise, et transcrire ses propres expériences. Il le dit lorsqu’il évoque A Room Lives in Lucy, il y a à partir de là, la possibilité de se construire une autre forme de masculinité et de se libérer des attendus de ce que doit être un jeune homme un peu paumé à la fin des années 70. Et on voit bien comment ces livres, ces histoires et ces personnages lui permettent finalement de s’envisager autrement, d’affirmer d’autres choses quitte à passer pour l’original du coin, le type un peu bizarre. S’enthousiasmer pour la manière dont la lumière tombe d’une fenêtre, être attentif à la forme d’un pays ou d’un objet, accepter d’être traversé par d’autres forme de sentiments.
Le groupe – et toutes les activités qui sont autour – est un véhicule, un art de vivre. Simon explique aussi comment lorsqu’ils découvrent cette garde-robe un peu victorienne qu’ils s’élaborent à la fin des années 80, à partir de vêtements qu’ils trouvent chez les brocanteurs, et qui ne valent rien, ils décident de vivre totalement cet univers romantique et rural qui imprègne les chansons. Ce ne sont pas des tenues de scène. Ils vivent cette chose-là dans leur quotidien.

Et je pense que cela atteint encore un autre stade après le hiatus de 4 ans, entre 1998 et 2002. Ils pensent avoir mis un terme à And Also The Trees, après que Silver Soul (1998) ait été terminé au forceps. Le groupe en réalité ne se remet pas de l’échec d’Angelfish. Ces quatre années sont le moment d’une prise de conscience. Ils constatent qu’And Also The Trees leur manque et que leur vie est devenue incomplète et insatisfaisante. Ils comprennent aussi qu’avec leur musique, ils ne feront jamais carrière au sens traditionnel du terme. A partir de là, ils renoncent à chercher un label. Ils écrivent et enregistrent en espérant qu’ils ont encore un public quelque part, mais sans certitude puisque durant la tournée de Silver Soul les rangs étaient plutôt clairsemés. Depuis, ils n’enregistrent plus que lorsque les chansons sont là et qu’elles sont prêtes à être livrées au monde. Cela leur donne le temps de vivre et de réinjecter de la vie dans leur travail. Les chansons arrivent dans leur forme un peu particulière. Je pense que l’idée même d’écrire un single ne les préoccupe pas plus que cela.
Le journaliste John Robb dit à ce titre quelque chose d’intéressant. And Also The Trees n’est pas un groupe à single. Leur format de prédilection, c’est l’album, depuis toujours. Ce qu’ils offrent, ce n’est pas un plaisir immédiat mais un tableau plus complexe. Alors, ce n’est pas la manière la plus simple de faire une carrière, mais il souligne avec justesse je crois, le fait que ce qu’ils ont dès le départ, c’est une ambition et une approche artistique. Je crois qu’une partie de leur sagesse consiste aujourd’hui à ne pas forcer leur nature et à savoir où résident leurs véritables qualités. Ils sont libres d’une certaine manière.
Et ce qui est beau, c’est qu’ils retrouvent un public fidèle et que cette base n’a cessé de s’élargir depuis.
Ce qui fait la singularité du groupe c’est à peu près tout je crois.
Musicalement, il y a bien sûr une alchimie particulière, qui se fabrique dès le second album, Virus Meadow (1986), et qui va durablement marquer l’identité du groupe. Le groupe délaisse un peu cette esthétique post-punk dont And Also the Trees (1984) me semble vraiment représentatif. Ils découvrent autre chose et s’inventent une grammaire propre. Un peu comme lorsque Nick Cave sort de l’expérience Birthday Party, et enregistre son premier album avec les Bad Seeds, From Her to Eternity.
Tous les musiciens qui les ont accompagnés sont éminemment importants. Mais avec le temps, il y a deux piliers autour desquels le rôle des autres instruments se distribue. Il y a quelque chose d’assez unique et indéfinissable qui se joue dans la relation entre les deux frères.
Il y a d’un côté, la manière inimitable dont Justin Jones travaille sa guitare : ses effets de feedback - ces déchirements qui évoquent les mouettes -, la sinuosité et la labilité du son dit de mandoline, qui lui permet en fait de varier les intensités. Sa guitare, c’est parfois le grondement d’un orgue de cathédrale ou d’un ensemble orchestral, et l’instant d’après la délicatesse d’un luth élisabéthain. Il y a très souvent dans son jeu des éléments assez éloignés du rock. Dans ce refus de reprendre des grilles de blues et de s’inscrire dans un héritage rock’n’roll, il est assez typique de ces guitaristes de la première moitié des années 80 que Simon Reynolds étiquette comme post-punk dans Rip It Up And Start Again. Mais chez Justin Jones, tu entends des choses assez hors du commun : des réminiscences de compositeurs anglais tels que Ralph Vaughan Williams, par exemple. Je pense notamment à une pièce comme la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis. Il y a des influences méditerranéennes fortes comme le répertoire de guitare classique espagnole du XIXème siècle : il plaisante sur le fait qu’il n’a pas la maîtrise d’un Julian Bream, lorsqu’il évoque When The Rains Come (2009) mais c’est quelque chose qu’on peut entendre malgré tout. Il y a des éléments mélodique ou rythmiques qui peuvent faire penser à la canzone napolitaine ou même au sirtaki, si tu penses à l’introduction d’un morceau comme Jacob Fleet. Justin a dans son jeu un sens des couleurs et de la dramaturgie, quelque chose de très synesthésique, très visuel et de très dynamique. C’est une voix à part entière. Et on croit volontiers Simon Huw Jones quand il dit qu’elle est le foyer d’And Also The Trees, et que c’est d’elles que naissent ses visions.

Simon Huw Jones me semble évidemment l’autre voix de cette affaire. On le compare faussement à Nick Cave ou à Stuart A. Staples. Ils ont certes tous trois une voix grave, qui se prête à une forme de spoken word. Pas nécessairement la plus mélodieuse qui soit. Mais cela me semble toujours très superficiel et réducteur. Je connais peu de chanteurs capables de mettre autant d’intention et de plaisir derrière chaque syllabe, chaque consonne, comme si le mot n’était que pure jouissance sonore. Nick Cave me semble plutôt du côté de la narration et du palimpseste exhibé. Ce qui l’intéresse, c’est l’histoire, les mythes qu’il reprend ou qu’il détourne. Jones lui est un peintre, un scénographe, il capte des moments en suspens.
Et puis, il y a dans ses textes cette poésie de la présence. Il s’agit de faire advenir quelque chose, d’être attentif aux persistances et aux révélations toujours incomplètes qui jalonnent le spectacle d’un monde qui semble d’abord vide et hostile.
Il a un amour des détails, des formes, des matières dont je ne vois pas vraiment d’équivalent. Ils ne sont jamais gratuits. Ils sont le truchement vers un monde très matériel, très sensuel, ils engagent des expériences temporelles ou mémorielles, ils peuvent devenir des symboles énigmatiques. Ces objets qui prennent souvent part à un drame inconnu finissent par susciter quelque chose qui relève aussi bien de la rêverie que du désir herméneutique. Rien de tel chez Staples qui reste toujours très littéral, dans ses histoires de dérives. Il m’arrive parfois de penser que ce qu’écrit aujourd’hui Simon Huw Jones est plus proche de poètes français comme Yves Bonnefoy ou Philippe Jaccottet que d’autres auteurs rock, avec cette différence que ses mots naissent de la musique, et que les deux finissent par se soutenir mutuellement.
Ces deux pôles semblent suffisamment forts pour que And Also The Trees creuse un sillon qui lui est propre depuis plus de quatre décennies maintenant. Bien sûr, il y a ces années 90, où le groupe semble davantage marqué par ce qui se passe autour de lui – je pense au tournant Americana qui a été pour eux une manière de s’estranger parce qu’ils se sentaient enfermés dans l’univers qu’ils avaient créé. Mais pour le reste, leur musique évolue dans un cadre précis : ils s’intéressent à des formats différents, des durées, des timbres, des textures. C’est là que la configuration de jeu, l’arrivée d’un nouveau membre ou d’un nouvel instrument change les choses : on pense à l’introduction des claviers par Mark Tibenham en 1988, de la contrebasse par Ian Jenkins en 2007, du dulcimer par Emer Brizzolara en 2009, ou de la clarinette par Colin Ozanne en 2016. A la batterie, la régularité parfois métronomique de Nick Havas contraste avec les folies que construit Paul Hill. Tous ces changements opèrent des transformations, redistribuent les cartes, ce qui fait que sans exactement faire la même chose, And Also The Trees continue d’évoluer un peu en dehors du temps – celui des modes pour faire vite - et qu’on reconnaît en général un disque d’And Also The Trees dès sa première note.
Je me faisais d’ailleurs la remarque qu’And Also The Trees avait sorti avec Mother-Of-Pearl Moon un de ses albums les plus éloignés de ses racines post-punk, précisément au moment où le revival post-punk battait son plein, un peu comme ils ont regardé du côté de l’Amérique au moment où l’Angleterre se regardait le nombril en pleine vague Brit-Pop. C’est peut-être de cette manière qu’And Also The Trees a passé son existence à rater la couverture des magazines. Mais la contrepartie de tout cela, c’est une longévité et une inspiration intacte dont peu de groupes peuvent encore se targuer.
Partant de là, on se pose nécessairement la question de comment naît une telle singularité et là, le film esquisse plusieurs pistes : une famille inhabituelle et un peu excentrique - le grand frère qui dispose dans le jardin des figures bizarres en terre cuite qu’il a sculptées -, les voyages en Europe dès le plus jeune âge, et je ne peux m’empêcher de mettre cela en lien avec le fait que sur une fratrie de quatre enfants, seul Justin vit encore au Royaume-Uni aujourd’hui. D’autres éléments jouent un rôle important me semble-t-il : cette ancienne maison de style Georgien, dont les poutres proviennent de la coque d’un navire, et qui d’après les témoignages et les photos avait quelque chose de simple, de brut et de vraiment particulier. Cette maison est tout ensemble leur laboratoire et leur base-arrière jusqu’à la mort du père de Simon et Justin. Il y a enfin l’isolement et une forme d’autarcie qui jouent un rôle important. C’est un groupe qui évolue dans les marges et qui ne les aura jamais quittées, même lorsqu’il rencontre un certain succès.
Il y a quelques temps, j’ai lu par curiosité Into The Pleasure Groove, la biographie de John Taylor, le bassiste de Duran Duran. John Taylor, est un ami d’enfance de Simon, bien avant qu’il ne rencontre Nick Rhodes. Ils se font découvrir des choses, s’échangent des cassettes : The Who, The Beatles. John vient souvent dans la maison des Jones. Il pose d’ailleurs avec leur chien dans une des photos de son autobiographie. Et ce qui m’a marqué ce sont les différentes motivations qui peuvent exister derrière ce désir de faire de la musique. L’attraction que John Taylor peut avoir pour le glamour, la gloire, ce mode de vie un peu jet set qu’il explique par ses origines modestes et une adolescence complexée, est totalement absente des préoccupations des membres d’And Also The Trees. C’est quelque chose d’assez frappant.
Ils sont plutôt du genre à trouver que Top Of The Pops c’est ringard parce que les groupes jouent en playback. Je crois que c’est Nick Havas qui dit cela dans un passage qui n’a pas été gardé au montage. Ils auraient bien sûr aimé pouvoir vivre de leur musique – Justin a vécu quelques années, une ou deux, au tout début des années 90 de ses droits d’auteur -, mais je ne suis pas certain que les ambitions aient été beaucoup plus hautes. Créer, enregistrer la musique et pouvoir la jouer devant un auditoire, c’est le seul horizon désirable. Ils le disent clairement dans le film : leur première ambition était de faire des disques différents, et qui procurent ce qu’ils ressentent quand ils écoutent Alternative TV, White Light/White Heat du Velvet, Suicide, Joy Division ou un titre comme The Bewlay Brothers de David Bowie... Pas Let’s Dance.

Les cinq premières années d’existence d’And Also The Trees, ce sont de jeunes gens qui ressassent une poignée de chansons qui finissent sur un premier album, qui fabriquent une partie de leur matériel avec ce qu’ils ont à disposition - leur ampli totem des premières années - , ils n’ont aucun réseau, et ne recevront aucun signe positif du monde extérieur, si ce n’est ceux de Robert Smith et Lol Tolhurst qui les emmènent en tournée plusieurs fois avec The Cure. Ce bégaiement de l’histoire a quelque chose d’unique je trouve et en dit beaucoup sur le caractère vital que revêt un tel groupe pour ses membres. Le titre Slow Pulse Boys est pour moi un hommage à ce rapport au temps particulier : ce rapport à la lenteur qui dit la détermination, le temps de l’élaboration des choses profondes et des plaisirs raffinés parce que non-immédiats. I could live in the space between his heart beats. En plus de se référer à l’une des chansons emblématiques d’And Also the Trees.
Je ne pense pas que le film ait modifié quoi que ce soit dans mon rapport intime au groupe. Cela fait longtemps en réalité que je les connais. Ce qui se dit dans le film est souvent pour moi une confirmation de ce que je sais déjà.
Chris Berry, le boss de leur premier label, et leur manager durant les années 80 dit quelque chose comme « You should never meet your heroes ». Il évoque ça après la rencontre du groupe avec Dale Griffin lorsqu’ils enregistrent leur Peel Session. Griffin, qui par ailleurs fait du bon travail car la session est remarquable, les prend de haut et se demande ce que font ces ploucs qui n’ont pas de corde de rechange quand le bassiste en casse une, ou ce guitar hero qui joue sur une guitare pour débutant, une Hofner rouge qui coûte 50 livres.
Curieusement, l’adage ne marche pas pour eux. Peut-être parce que ma relation avec And Also The Trees a eu ses hauts et ses bas, de la fascination que j’ai pu avoir en tant qu’adolescent à la fin des années 80, elle est ensuite passée par une étape de désaffection dans les années 90, jusqu’à la redécouverte un peu fortuite autour de 2005 – et donc un peu tardive - de Further From The Truth (2003) et un retour de flamme qui s’est maintenu jusqu’à présent. Je ne suis pas à proprement parler un fan. Je ne peux pas nier que leur musique m’émeut d’une manière toute particulière, et que c’est cette expérience-là qui est à l’origine des articles que j’ai pu écrire, du film, ou même du désir de les rencontrer. Mais je crois aussi que j’aime profondément les personnes qui sont derrière cette histoire.
Ceci explique pourquoi j’étais assez confiant quand nous avons décidé avec Sébastien qu’il fallait leur confier la narration du film. On voulait juste s’assurer que la personne qui regarde le documentaire ait le sentiment de les avoir rencontrés. Si on avait cela, on avait tout, et peut-être même quelque chose qui rend visible le film pour des gens qui ne sont pas familier du groupe.
Pendant les entretiens, on accueillait volontiers les digressions, quitte à perdre en efficacité, et dans d’autres cas, on a respecté leur pudeur quand on les emmenait sur des terrains où ils n’avaient pas envie d’aller, même si on savait qu’il y avait des choses à dire.
Ces limites font partie de la vérité d’And Also The Trees. Notre logique n’a jamais été celle d’une investigation. L’idée était plutôt celle de créer les conditions d’un espace de liberté où la parole pouvait se développer. Les silences ou les sourires peuvent être significatifs. Je trouve que Nick Havas, Steven Burrows ou Ian Jenkins sont émouvants quand ils évoquent à demi-mots les raisons de leur départ. Il n’y avait pas vraiment de raisons de s’étendre. On comprend leur attachement au groupe, ce qu’il représente dans leur vie, il y a une trace de la dimension humaine de cette expérience. Et le film dit à un autre moment que ces départs et ces arrivées sont inévitables et qu’ils permettent de nouveaux chapitres dans cette aventure, ce qui est une vérité qui n’est pas toujours agréable à entendre. On peut suggérer tout cela avec un minimum d’élégance. Et l’élégance me semble quelque chose qui caractérise assez bien And Also The Trees.
On peut s’étonner ou déplorer la manière parfois impressionniste ou indirecte avec laquelle on aborde des sujets comme l’écriture ou la littérature. Je crois que là encore, c’est profondément lié à la nature de nos interlocuteurs. Justin nous avait prévenu d’entrée de jeu : il était exclu qu’on le filme en train de nous expliquer comment jouer tel ou tel morceau, ni comment il réglait ses pédales pour obtenir tel effet. On ne faisait clairement pas un documentaire sur U2 ou sur Johnny Marr qui ne peut pas s’empêcher de toucher quinze fois son sélecteur de micro de manière un peu gratuite quand il fait une démonstration de This Charming Man ou de How Soon Is Now…. je ne sais… pour paraître plus technique.

Je sais qu'il y a aujourd’hui parmi les auteurs chers à Simon Huw Jones, des gens comme Cormac McCarthy, W.G. Sebald, Italo Calvino, Marlene Haushofer, Sylvia Plath ou des naturalistes anglais contemporains comme Mark Cocker ou Robert Mc Farlane. Dans les entretiens, il ne mentionne que Cocker et Mc Farlane parce que ces lectures lui semblent avoir un lien très fort avec l’écriture de Hunter Not The Hunted (2012) et qu’ils sont vraiment associés à ce moment de gestation. Pour le reste, il a l’habitude d’aborder les livres de manière assez pudique, à partir d’un détail qui attire son attention, d’une page ou de quelques phrases qu’il a envie de partager. Cela peut être aussi un enthousiasme pour un personnage. C’est un fin lecteur, mais il n’y a aucun désir chez lui de parler de ses lectures comme d’un objet de savoir avec une approche systémique. Il n’en fait pas non plus un objet de pouvoir. Elle relève chez lui de l’expérience. Du coup, il ne faut pas s’attendre à le voir disserter sur sa manière d’écrire, sur ses influences ou sur la littérature en général dans Slow Pulse Boys. Le sujet s’aborde par petites touches. On a en contrepoint quelques éclairages intéressants de Christopher Dawes du Melody Maker, ou de William Faith.
Le film par certains aspects a pris une forme assez proche du projet initial que j’avais pour le livre. J’avais prévu de l’intituler Dialogues. Je l’envisageais déjà comme un dialogue entre les principaux protagonistes, et j’avais cette idée d’un récit collectif dont je serais exclu d’une certaine manière, n’en organisant que le montage. C’est ce que nous avons fait dans Slow Pulse Boys. L’autre ligne était un dialogue entre un récit factuel – l’histoire d’And Also The Trees à proprement parler - et les rêveries, les lieux dans lesquels les chansons nous emmènent et les rencontres que l’on y fait. J’imaginais enfin un dialogue entre différentes formes de discours – géographique, historique, social, critique, poétique, biographique - qui pourraient tenter de cerner ce que le nom And Also The Trees signifie.
Le médium étant différent, dans le film, les chansons peuvent exister directement, telles qu’elles ont été conçues par And Also The Trees. Il ne s’agit pas de les faire exister par les mots et par le prisme d’une conscience qui les perçoit et cherche à transcrire quelque chose d’elles, à les renseigner, à les accompagner. Les extraits de concert, la présence du groupe sur scène laissent chacun à sa rêverie. Le travail avec Sébastien permet cela. C’est donc sur ce point une approche très différente.
And Also The Trees fait aussi partie de ces groupes qui méritent d’être découverts sur scène, parce que les versions studios s’y trouvent souvent transcendées. Paul Hill dit de manière assez juste que sur scène elles deviennent d’autres animaux. Même si beaucoup de titres apparaissent de manière fragmentée, je trouve que le film rend hommage à la puissance scénique du groupe et présente de nombreuses versions alternatives particulièrement intéressantes. Je pense notamment à nos versions de Rip Ridge, Beyond Action and Reaction, Visions Of A Stray, A Woman On The Estuary ou So This Is Silence, et là il faut saluer le travail de réalisation de Sébastien, qu’il s’agisse de son travail sur l’image, sur le son ou sur le mixage. Il y a des moments de pure magie. Il ne nous restait plus qu’à les repérer et à les agencer en espérant produire le meilleur effet, soit illustrer le propos, soit donner à voir quelque chose de la beauté inhérente aux concerts d’And Also The Trees.
J’imagine du coup que le livre aura quelque chose de plus personnel et de plus critique, au sens analytique du terme. J’aimerais aussi qu’il puisse être un compagnon d’écoute, une autre manière de prolonger l’expérience des disques. Mais il faudra encore attendre. J’aimerais m’assurer pour le moment que le film vive un peu, qu’il puisse voyager aussi. J’espère qu’on pourra le voir dans des festivals, malgré sa longueur, ou qu’on pourra le montrer un jour ou l’autre au cinéma, sur grand écran."
Propos recueillis par Mathieu David Blackbird
SLOW PULSE BOYS, de Sébastien Faits-Divers et Alexandre François.
(DVD 2h36 minutes – sous-titres Anglais et Français)
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