
Un retour de Jad Wio est toujours un moment de fête. Il y a un an sortait un nouvel album tant attendu et c'est avec joie que PERSONA avait réalisé un entretien avec Denis Bortek pour présenter ce nouvel opus. C'est dans leur laboratoire secret que Denis et Christophe Kbye concoctèrent treize titres, déclinés sur deux EP, savoureusement nommés Cadavre / Exquis. Malle aux trésors, contes fantastiques d'où surgissent les thèmes chers au groupe, les titres plutôt variés de ces deux disques siamois convoquent tout ce qu'on aime chez eux, ballades lascives et rock élancé, le tout pimenté de paroles exquises.
Depuis votre dernier album ensemble en 2007 (Sex Magik) Christophe Kbye et toi n'avez sorti qu'un 45T en 2020 (Magdalena) dont on retrouve un des titres sur l'EP1. Quel est votre secret pour que la magie opère toujours au bout de 40 ans d'existence ?
L’un de nos secrets de fabrication est que grâce à Ilan Sberro et son Auditorium à Saint-Ouen, nous avons le privilège d’avoir accès à un outil de travail exceptionnel qui nous est accessible depuis trente ans et qui nous permet de travailler à loisir dans un laboratoire approprié. Nous y avons conçu tous nos projets 2.0. J’y ai appris à utiliser les meilleurs logiciels, ce qui me donne une autonomie créative totale qui est relayée ensuite par le savoir-faire de toute une équipe avec et autour de lui. Juste avant le 45T rose, Kristof Kbye avait suggéré que nous fassions un dernier album. J’ai d’abord hésité, craignant de ne pas faire aussi bien que Sex Magik le précédent puis l’idée de Cadavre Exquis a germé et je l’ai accueillie avec enthousiasme, y trouvant un angle d’approche excitant. C’était la première fois que nous avions le titre avant de commencer. Un oxymore en plus, c’était Dada à souhait et ça m’a alors complètement allumé. Pour être fidèles au fil rouge qui nous a guidés jusqu’à maintenant, nous avons pensé que nos meilleures compositions étaient le fruit d’un travail en commun qui procède déjà du cadavre exquis. Exemple : Je trouve un riff que nous appelons A et Kristof Kbye me répond en suggérant une nouvelle partie à y associer que nous appelons B. A partir de A et B nous construisons un pont que nous appelons C, je schématise un peu mais ça peut aller jusqu’à la lettre E parfois, comme dans Les Amours Jaunes ou Le Taxidermiste sur EP1, Solère et Casablanca sur EP2. Kristof Kbye est un orpailleur d’accords qui trouve des suites élaborées dont j’adore l’originalité. Pensez à Bienvenue, Ophélie, Priscilla et tant d’autres… A moi ensuite de façonner ce diamant brut en une pièce originale, un petit bijou, une chanson. C’est un peu de la joaillerie, ou de l’horlogerie, c’est artisanal. Les mélodies viennent très naturellement, il y en a une par partie, parfois plus quand il y a un chœur. J’ai souvent utilisé un Stylophone qui est un synthétiseur de poche pour créer quelques arrangements simples, c’est drôle, c’est rapide et enfantin à utiliser, ça me rappelait Brian Eno dans Roxy Music et Space Oddity de Bowie où on peut entendre le Stylophone, créé en 1968.
Nous avons fait appel aux Ondes Martenot de Thomas Bloch pour ceux de Casablanca, c’était un chouette transport rétro futuriste que d’utiliser les ondes Martenot, cet instrument étonnant créé dans les années 1920 qui vous donne la sensation d’entendre des voix d’anges. Nous avions eu l’occasion avec Thomas Bloch de travailler ensemble sur deux titres de l’album Monstre-toi par le passé. Il est un des rares spécialistes au monde de la discipline, ainsi que du Cristal Baschet et du Glassharmonica. Je l’en remercie.
Les paroles me viennent en improvisant au gré de mon humeur et celle que m’inspire la musique jusqu’à ce que je ressente un petit fil d’or qui va déplier une comptine. Dans Le Banquet de Platon je me situe dans le carré d’Aristophane où le second degré et la perte du sens s’invitent en toute liberté.
Pour que ça prenne tournure et une forme qui nous convienne, Il est indispensable que ça éveille quelque chose de sympathique, nous ne sommes pas à l’abri d’un petit émerveillement parfois.

Le 45T Magdalena était de couleur rose, le rendant instantanément "collector ". Qu'avez-vous choisi pour la sortie des 2 EP de Cadavre-Exquis ?
Le premier vinyle est noir, classique, dans une pochette blanche (C’est notre première pochette blanche depuis une dizaine d’albums), tandis que le second vinyle est blanc dans une pochette noire. Aujourd’hui les fabricants ont un éventail de propositions colorées devenu enfin accessible et le regain d’intérêt pour le vinyle encourage à réfléchir à leur présentation. Visuellement nous voyageons entre un Yin et un Yang carrés avec ce minimalisme qu’on espère hérités de Peter Saville. Au sein de l’équipe qui nous entoure c’est Vox qui l’a savamment conçue. J’ajouterai que sans l’appui et l’aide financière de nos abonnés qui ont précommandé les EPs avant qu’ils ne voient le jour, nous n’aurions pas été en mesure de les fabriquer. Nous saluons ici leur fidélité et la confiance qu’ils nous ont accordée.
Le magnéto à bandes qu'on voit sur les pochettes des EP est-il un clin d'oeil à vos débuts justement ?
Le magnéto à bande de marque Revox est plus que ça, c’est notre troisième compagnon de scène depuis nos débuts et toujours aujourd’hui, il a même un prénom qui est Martin comme Martin Rev. Nos rythmiques sont majoritairement numériques, le Revox permet de leur donner la mémoire que ces micro composer n’ont pas et une dynamique analogique éprouvée qui fait du bien à entendre. Un compagnon parfait et toujours à l’heure.
Nous avons utilisé nos tout premiers jouets électroniques vintage pour réaliser les deux EPs, une TR-707 pour les rythmes et un SH-101 pour les basses séquencées. Le mode opératoire est identique à l’esprit de Cellar Dreams et de Contact et il fut très ludique de renouer avec elles et leur sonorité demeurée si moderne.
"Je suis ton cadavre exquis " dis-tu dans Le Taxidermiste. D'où vient l'idée d'appeler aussi malicieusement ces EPs ?
Un jour que nous buvions de l’absinthe, Vox m’a fait consulter un ouvrage nommé Exquisite Corpse de Mark Nelson et de Sarah Hudson Bayliss qui illustre la théorie de Chris Hodel mettant en regard les photos du cadavre du Dalhia Noir et bon nombre d’œuvres surréalistes dont Man Ray, Duchamp, Dali pour les plus reconnaissables d’entre ces figures magnétiques. Par analogie, la tentation d’un hypothétique « dernier album » m’a fait penser à une fin de générique, celle de notre propre film, mais à une jolie fin. Nous nous devions de finir en beauté. Cadavre Exquis s’est imposé aussitôt et comme je suis réceptif au Cut-up chez Burroughs ou au Verbaliser chez Bowie et avant eux aux formules séminales des surréalistes, il y avait une oscillation puissante qui me parcourait à cette idée. Les associations amusantes et les accidents qui peuvent émerger du langage ordinaire lorsqu’on le malmène ou le déconstruit sont jubilatoires et pleins d’humour alors je me suis engouffré avec gourmandise dans cet espace de liberté.
Y-a t-il eu des textes ici écrit selon le principe du "cadavre exquis " ?
Le Taxidermiste en est le premier essai providentiel. La chanson était très longue et correspondait à la définition même de EP pour « extended play » alors nous avons opté de l’éditer, à savoir, la découper en plusieurs parties pour la raccourcir. Quand nous les avons recollées, les phrases étaient cul par-dessus tête et le nouveau sens accidentel qu’elles avaient pris était hilarant, ça avait ce charme surréaliste qui nous a tant fait rire.
Pour Monsieur Gargantua je me suis servi d’un jeu de patience fait de cartes anciennes que m’avait fait passer Virgini Charnel, une amie qui lorsque j’ai évoqué notre projet de Cadavre Exquis m’a offert de le consulter. Ce jeu contient douze histoires classiques de Dagobert à Montgolfier en passant par David et Goliath ou Gargantua. En y jouant spontanément, ces différentes histoires sont amenées à se croiser et s’entremêler donnant des tirages successifs surprenants qui m’ont apporté la presque totalité de cette chanson Scrabble très marrante.

Les monstres, tueurs en série, gargouilles, tous ces thèmes abordés ici font partie de l'univers de Jad Wio depuis toujours. On pourrait se dire que c'est vraiment la singularité au sens noble qui est au coeur de tes thèmes. Que peux-tu en dire ?
J’ai été plus solaire qu’à mon habitude ici, tout en conservant l’architecture de cet univers auquel je demeure attaché. Je me suis nourri à Chas Addams (Addams Family), aux contes gothiques et fantastiques et j’ai une inclination prononcée pour un romantisme visuel qui est mon décor intérieur. Si ça c’est singulier, je ne le sais pas, je ne me vois pas, mais c’est bien la griffe de Jad.
Tristan Corbière (Les Amours Jaunes), Adrienne Lecouvreur, Rémy Isoré (French Western), St Exupéry (Casablanca). Tu convoques ici quelques figures dont l'histoire est maudite. Ton écriture est-elle une façon de dialoguer avec leur fantômes ?
C’est un banquet jovial dans lequel mes disparus chéris sont convoqués et invités à se re-présenter comme lors d’une cérémonie de Walpurgis imaginaire. Ce n’est pas une fête ordinaire. Les revenants sont sommés de rendre des comptes. J’habite à Halloween toute l’année. Vox me souffle que la question fait penser à Entrée des Fantômes de Jean-Jacques Schuhl.
Ophélie, Priscilla, Lilith, Mademoiselle D, Magdalena, Solère. Les figures féminines particulières hantent toute votre discographie. Sont-elles les grandes inspiratrices ?
La muse, quand elle prend vie, peut avoir un pouvoir inouï sur le développement d’une chanson et d’un projet artistique. Elle n’est pas qu’une invention poétique, le désir lorsqu’il n’a pas encore conscience de lui même peut s’enflammer au point de commettre quelques illuminations inattendues et imprenables en temps ordinaires. L’exemple de muse qu’a représenté Lilith Von Sirius avait été un travail formidable grâce à l’originalité du sujet. La biographie glanée via le web de Diana Orlow était une source inépuisable d’événements surprenants, parfois insolites mais toujours vibrants, elle fut tellement inspirante.
Une muse vivante l’est encore davantage... Je n’en dévoilerai rien, c’est trop personnel mais elle m’a incité, inconsciemment, à largement me dépasser.
Le texte d'Incandescent est d'une élégante poésie et on y décèle ici une ode à la plénitude. Quelle est l'histoire de ce titre ?
Voilà plusieurs années que Vox et Opale (de Mr.D & the Fangs, notre side project) m’abreuvent de lectures diverses et proposent l’idée d’écrire quelque chose sur l’Opium. Ils m’ont fait lire de tout sur le sujet et c’était intéressant de se documenter depuis Thomas de Quincey à Nick Tosches afin d’alimenter le monstre et j’ai toujours voulu faire ça lorsque j’abordais un de nos albums, me documenter. De fil en aiguille j’en suis arrivé à construire ce texte onirique sans jamais dire de quoi il s’agit véritablement mais en y déposant les indices indispensables à son identification. C’est aussi une métaphore qui sous tend que le bien-être n’a rien de naturel et que pour aller le quérir il faut endurer et peut-être souffrir.
L'EP 2 se termine avec Casablanca, qui est une chanson d'amour. Ce retour de Jad Wio est lumineux. Comment te sens-tu dans ce milieu musical actuel ?
Lumineux, c’est exactement ça, c’est ce que j’ai recherché durant l’élaboration de ce projet, à chaque pas effectué, à chaque note, à chaque mot, à chaque chanson, de réinventer le soleil. Après l’épreuve de la pandémie COVID 19 nous étions au défi de réapprendre tout, jusqu’à respirer. Il n’y avait pas de chanson d’amour dans ce qui constituait la trame de notre projet et pourtant, le désir peut être un formidable pourvoyeur d’étincelles. Cette ville au nom hispanique hollywoodien, connue de tous, a éveillé des souvenirs et des émois inattendus, lorsque je m’y suis rendu à l’automne dernier. Je ne parle pas de moi dans mes chansons mais j’ai ressenti là, la nécessité de livrer un sentiment plus personnel que je ne m’autorise habituellement pas. Pour l’anecdote, Richard Bellia dont j’apprécie l’humour et la nature généreuse et qui était de passage au studio lorsque nous l’avons mixée avec Ilan Sberro et GFO, l’a adorée. Ce qui m’a touché et encouragé. Les valses nous enrôlent dans une mélancolie que je cherchais à déjouer et à contourner, je souhaitais inverser la vapeur en prétendant aller vers une déclaration joyeuse. N’est-elle pas joyeusement désespérée à l’arrivée ? Héroïque autant que dérisoire, je suis peut-être tragique. Je n’arrive déjà plus à l’écouter tant elle m’émeut. Le ciel m’est un peu tombé sur la tête depuis.
Comment je me sens dans ce milieu musical actuel ? Et bien, j’y ai quelques amis sympathiques dont le groupe Marquis qui m’a invité à chanter sur l’une des chansons de leur album Konstanz. Une épopée réjouissante qui m’a permis de faire plus ample connaissance avec son fondateur Frank Darcel et ses acolytes issus de Marquis de Sade ainsi que ses nouvelles recrues transgénérationnelles plutôt intéressantes et talentueuses. Un groupe important et signifiant pour nous. Frank ne s’entoure que de très bons musiciens et je suis fier d’y avoir participé parce qu’ils sont les héros de ma jeunesse. Et qu’avant eux je n’aurais peut-être pas osé créer Jad Wio.
Frédéric Lemaître

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