L'âme est la pièce de bois que l'on glisse à l'intérieur de la caisse de résonnance d'un violoncelle qui transmet les vibrations des cordes à la table et en définit la sonorité. Cette image correspond bien au rôle que Clémence Léauté joue depuis ses premiers pas dans 21 Love Hotel, apparu comme une étoile filante au mi-temps des années 2000, jusqu'au spectacle « total » qu'elle proposera au printemps, mettant en harmonie toutes les facettes de la force créatrice qu'elle déploie sous le nom de Cleo T. La sortie de son 3ème album How to find your way in the dark nous donne l’occasion de partager quelques secrets de fabrication et aspirations qui en font l’une des artistes les plus discrète et brillante à la fois de sa génération.
Parce que le cycle Les poétesses : fantaisie sonore et visuelle qui a fait vibrer la Maison de la Poésie de Paris tout au long de 2022 s’est transformé en une correspondance régulière avec ses amis et ses fans, partageant chaque mois un texte d'une poétesse connue ou à découvrir, nous souhaitions vous faire découvrir cette artiste originale et attachante à travers un échange qui illustre bien comment Clémence Léauté (alias Cleo T) irrigue son arbre de vie depuis une dizaine d’années.
Dans la conversation initiée dans notre numéro 22, nous avions beaucoup parlé de poésie, qui est à l’origine de l’expression artistique de cette femme qui a ajouté au fil des années bien d’autres cordes sensibles à son arc. Car en chantant et en dansant, en écoutant et en lisant, c’est toutes les expressions artistiques qu’elle souhaite entrainer dans un tourbillon qu’elle rêve généreux et lumineux pour nous donner la force de lutter contre la dépression et l’inertie, parce qu’il ne faut pas perdre une miette de ce temps précieux de liberté et de vagabondage qu’il nous reste encore à habiter du mieux possible.
Parce que nous voulions accompagner l’envol du troisième album de Cleo T, How do you find your way in the dark, dont nous ne nous lassons pas de découvrir les méandres poétiques et les reflets vaporeux qui réinventent une nouvelle aube à chaque écoute, qui enfin va prendre corps sur la scène du Café de la Danse le 16 janvier prochain.
Parce qu’après avoir passé les beaux jours à parcourir l’Europe à présenter ses chansons en piano solo avec Théodore, son fils âgé de 3 ans à peine, la belle est rentrée en sa demeure de Ligné et en a ouvert grand les portes en septembre pour faire savoir qu’elle y accueille en résidences tous types de créateurs, pour peu qu’ils soient en accord avec sa philosophie de vie et curieux des autres.
Pour toute ses raisons et quelques autres, nous vous proposons de découvrir ou faire plus ample connaissance avec Cléo T et son univers (en complément à l’article paru dans le numéro 22, toujours disponible ici).
Ton parcours artistique t’a amené à emprunter plusieurs chemins entre théâtre et musique classique. Je voudrais évoquer celui de créatrice de mode, peut être le plus emblématique de cette détermination à prouver que les femmes sont -et ont toujours été - bien plus que ce que l’on a voulu laisser croire en termes de création. Tu as lancé La Maison Noire, une collection de robes que tu as utilisées pour habiller les interprètes de Les poétesses : fantaisie sonore et visuelle. Peux-tu nous en parler ?
C'est une belle aventure, je ne sais pas où elle va nous mener parce que c'est un peu compliqué d'être sur tous les fronts. Quand je suis tombée enceinte et que forcément la question du temps, de la scène et tout ce qui se retrouvait bouleversé par cette nouvelle condition s’est posée, j’ai réfléchi à ce que je pourrais quand même utiliser en moi, en tant que créatrice femme pour des femmes. Je m'habille depuis très longtemps avec les vêtements de ma grand-mère et j’ai récupéré beaucoup de meubles de chez mes grands-parents pour les disposer ici, à Ligné. Cette « anthropologie familiale » m’a donné envie de parler de cette histoire-là au travers de la mode. Je suis d’origine Corse donc dans ma famille toutes les femmes s'habillent en noir, avec une espèce de théâtralité dont j'ai hérité. Ce qui m’a poussée à me dire à un moment : « Je ne vais faire que des robes noires et ça va s'appeler Maison Noire, un hommage à la maison de ma famille. Je vais la faire exister grâce à des femmes qui ne sont pas des mannequins jeunes et filiformes, mais en faisant poser mes cousines, ma maman et sa sœur jumelle. » J'ai construit ce projet avec un super photoshoot de mon cousin Chris Morin-Eitner, doublé d'un excellent photographe. Ça, c'est pour la partie affective ! Pour la partie réalisation, j’ai la chance de connaitre un modéliste de Balenciaga qui a transformé mes modèles en pièces de couture. Au hasard des rencontres, j’ai pu me faire accompagner par la maison qui produit les textiles pour Hermès et faire réaliser les robes dans la région. Clairement j’ai mené ma barque comme un projet artistique avec ce rapport à l'humain, à des vraies femmes à qui je voulais qu’on reconnaisse le droit d'être représentées non pas comme les seniors d'une campagne un peu ringarde, mais d'être glamour et belles même si elles ont 60 ans. C’est tellement à rebours de la mode ! Parce qu’on le sait, on vit dans un monde qui te rappelle constamment que quand tu as 40 ans et un enfant, si tu n’es pas déjà une star, ça va être très compliqué de travailler à ton attractivité ! On est gorgé d'images, de clichés qui font qu’on trouve qu'un mec buriné à 60 ans est beau, alors que l'on ne dit pas à une femme du même age qu'elle est en plein épanouissement de sa féminité. Ce sont des images difficiles à déconstruire !
Du coup, nous avons été invitées à faire le lancement de la marque au Printemps Haussmann, avec des clientes triées sur le volet pour lesquelles le prix n’est pas une question. Car il faut savoir que si tu veux que tout soit fait en France de A à Z, ça coûte très cher au final. J'aurais aimé que ce soit plus abordable et que l’on puisse lancer une vraie collection, mais c'était compliqué d'ajuster toutes mes envies aux réalités de la mode. Ça reste une sale industrie, que ce soit sur le plan environnemental ou social. Donc mon envie artistique et mes convictions humaines ont été contrecarrées par plusieurs obstacles et pour l’instant je l’ai mis en attente. Je suis en discussion avec des gens de chez Chanel qui m'aident à faire avancer ce projet et peut-être que dans 20 ans cela aboutira enfin à quelque chose. Maison Noire existe et j’ai pu proposer de porter ces robes-là à toutes mes collaboratrices sur Les poétesses(Robi, Maud Lübeck, Dorothée Hannequin (The Rodeo), Achille...). C'est une manière d'être dans cette dimension de l'art vraiment « total » où tout est important, rien n'est laissé au hasard, même les robes. Je les ai dessinées, je les ai fait faire moi-même et je les ai proposées aux interprètes, attention pas imposé ! Car je suis pour le contrôle total sans pour autant qu’il devienne totalitaire. D’ailleurs, si elles ont eu envie de participer à chaque épisode de ce cycle, c’est bien parce qu’elles ne se sentent jamais emprisonnées dans une vision de quelqu'un qui leur dit ce qu'il faut faire. Elles ont un cadre hyper précis, qui me tient particulièrement à cœur, mais chacune s'exprime dedans. Le fait que les robes soient portées dans le cadre de Les poétesses : fantaisie sonore et visuelle est aussi une belle manière de faire du lien entre toutes mes marottes, puisque chaque modèle porte le nom d'une femme artiste importante pour moi (Camille Claudel, Aurore Dupin, George Sand…)
La poésie est centrale dans ta construction artistique et au-delà des spectacles que tu as donnés à la Maison de la Poésie, elle imprègne ta relation à l’autre. Tu revendiques être « entrée dans la poésie » en écrivant tes propres textes, comment t’y es-tu prise ?
J'ai osé assez récemment écrire par le biais de la scène. J'ai été formée au métier du spectacle en tant que comédienne et depuis cinq ans je travaille ma voix quotidiennement, de sorte que j’ai enfin pu me dire : « maintenant que je suis solide, je vais pouvoir tâtonner vers le mot, tâtonner vers la poésie. » Cette archéologie menée grâce aux poétesses (Sylvia Plath, Edith Södergran, Antonia Pozzi, Marina Ivanovna Tsvetaïeva et bien d'autres...) a été une manière de m'autoriser à trouver ma propre écriture et comment la livrer aux gens petit à petit.
J'ai commencé également à animer des séances d'écriture collective où je donne aux gens des papiers et des crayons. Je joue au piano les musiques de l'album, je lis mes poèmes et je leur demande de m'amener au fur et à mesure ce qu'ils écrivent. Donc, je pars avec mes bases, puis je me mets à lire ou à vocaliser les poèmes qui me sont apportés et au fil des séances je les compile. J'ai fait cela en Italie avec des enfants et en France avec des adultes. Les gens se mettent à écrire de la poésie en s’inspirant de mon univers et parfois cela donne des choses vraiment magnifiques, comme « Il faut croire au retour de l'espoir. » ou « j'ai été avec toi pour toujours » Quelqu'un m'a parlé du miracle, un autre a réussi à exprimer des choses très personnelles. Les gens rentrent à l'intérieur d'eux et pour le coup, c’est eux qui « entrent en poésie ». Ça fait longtemps que je n’ai plus envie de faire un super morceau où tu vas danser en l'écoutant à fond. Il y a des gens qui le font à merveille et c’est tant mieux. Je préfère inviter l’auditeur à rentrer à l'intérieur de lui, à entrer en résonance avec ma poésie et à y trouver quelque chose à lui qui lui permettra de retrouver le sens du mot « magie ». Pour moi, c’est le vrai rôle de l'art !
Si on reprend ton parcours musical solo, il est surtout entouré de femmes. Mais on peut citer trois musiciens et un poète que je qualifierais d’incontournables, dont le premier est John Parish…
Avec plaisir, car je le considère comme mon grand mentor. Pour moi, les hommes et les femmes doivent vraiment travailler ensemble ! Aujourd’hui je fais partie d’énormément de dispositifs de mentorats et l'un des avis que j'essaye toujours de donner, c'est qu'il faut que le mentorat soit mixte, quand les femmes l’acceptent, parce que certaines n’en ont pas envie. Mais puisque les hommes ont quelque part souvent plus d'avance sur nous, il serait stupide de ne pas profiter de leur expérience. Et John Parish est une magnifique illustration de cela ! Je suis sortie de mon expérience avec 21 Love Hotel un peu cabossée et il m'a vraiment, volontairement ou non, donné une confiance énorme en moi au début de Cleo T. On s’était pourtant rencontrés de manière complètement farfelue, puisque je l’avais croisé à minuit trente sur le quai de la gare de Milan, alors qu’il arrivait et que je repartais pour Paris. Je lui ai envoyé toutes mes maquettes, quand j’ai décidé de rentrer dans le monde en tant que soliste. Rien que le fait de savoir qu’il avait la possibilité de les écouter, m’aidait à continuer. Ce qu’il a fait d’ailleurs avec attention et a abouti à la production du 1er album : Songs of Gold and Shadow. Il m'a vraiment permis de construire une identité au moment où j'en avais le plus besoin. Aujourd’hui encore, il écoute tout ce que je fais. C'est quelqu'un de discret qui n’envoie pas des pages de commentaires, mais ses retours sont toujours très ciblés et hyper précieux. Nous avons des plannings chargés donc nous n’avons pas réussi à refaire un album ensemble encore, mais le désir est toujours là. Il m’a donné deux ou trois conseils très pertinents pour How do you find your way in the dark et il reste un collaborateur en filigrane.
Valentin Mussou t’accompagne depuis le début de Cleo T et tient un peu tous les rôles dans la concrétisation de tes idées, que ce soit sur album ou sur scène…
C'est la première force motrice de tous mes projets ! Nous avons expérimenté tant de choses ensemble. L'ouverture aux mondes de la musique post-classique, la composition pour l’ensemble de musique contemporaine Ars Nova, la grande rencontre avec l’opéra et le chant lyrique, tout ça c’est sa maestria qui m’y a guidée. Si je me suis lancée dans ces défis-là, c'est parce qu’il était à mes côtés. Cet album, c’est le mien bien sûr mais c’est aussi le nôtre, car il est derrière tout, au travers de l’amour avec le grand A qui traverse la musique, au travers de l’autre grand amour qu’est Théodore dont il est le père. Clairement, je n'aurais jamais pu faire tout ça sans avoir le soutien immense et inconditionnel qu’il m'a apporté et qui m’a permis notamment de plonger tête baissée dans la création juste après l’accouchement. Mais la leçon de 21 Love Hôtel est restée gravée dans mon esprit et dans mon cœur, à savoir que plus jamais mon travail ne s'arrêtera à la fin d’une histoire d’amour. Ça ne veut pas dire que je ne perds pas quelque chose, mais en tout cas on ne me le retire plus !
Au milieu de toutes les poétesses auxquelles tu rends hommage dans tes spectacles, tu as partagé une lecture avec Zeno Bianu, qui semble avoir été le catalyseur de ton envie d’écrire toi-même de la poésie.
Zeno Bianu est un poète que je lis depuis 15 ans, c'est mon grand Dieu vivant. Un jour, j'ai entendu cet homme proférer de la poésie sur un solo de guitare électrique et j'ai commencé à tout collectionner, à tout lire de lui. J'avais même commencé à piquer quelques extraits de ses textes pour un spectacle quand j’en ai parlé au directeur de la Maison de la Poésie de Paris - qui est vraiment une maison pour moi, puisqu’elle accueille tout ce que je fais et m’offre un soutien génial depuis très longtemps. Je lui ai écrit chez Gallimard et il m’a rappelé quelques jours après, emballé à l’idée de faire partie de mon spectacle, sur la foi des quelques extraits que je lui avais envoyés. Depuis, on se fréquente assidument. Il écoute tout ce que je fais, il lit ma poésie... Il est très important pour moi, un peu comme John dans la catégorie des grands Manitou, car il m'aide à « oser ». Ce sera grâce à lui si je réussis à publier un truc ! On a commencé à travailler ensemble il y a quatre ans sur la base d’un de ces très beaux recueils intitulé Le désespoir n'existe pas. Depuis, il m'a donné l'autorisation de composer des chansons à partir de ses textes dans lesquels je pratique un cut up sauvage, mais il adore ça. Il dit : « la poésie, ça doit être vivant, donc c'est génial. ». Cela a donné ce dialogue entre ses textes, les miens, les reprises qu'on pouvait déjà en faire. Et là, on travaille sur un objet bien avancé déjà, qui alterne des longues plages de poésie lues par Zeno et des chansons composées en variation sur ses textes… qui deviendra certainement un album !
How do you find your way in the dark ?, contrairement à tes albums précédents qui étaient des collections de chansons, donne l’impression d’une œuvre totale qui ne fait sens que si on l’écoute de bout en bout. On reconnait ta griffe mélodique accompagnée de textures aériennes caractéristiques de l’univers d’Alex Somers, que l’on connait grâce à Parachutes et Sigur Ros, notamment. Comment es-tu entré en contact avec lui ? Comment en est-il arrivé à produire cet album ?
Même si j’ai une perception totale des choses de A à Z, j'ai conscience qu'il me faut un miroir, quelqu'un qui m'emmène un peu en dehors de moi-même. C’est pourquoi j'adore collaborer, me projeter dans une aventure avec quelqu'un. Et pour cet album je ne voyais personne à part John dont le planning ne coïncidait pas avec le mien. Je me suis dit : « L'Islande, c'est très inspirant. Il y a un côté très blanc, quasi surnaturel qui correspond bien à ce que je fais. » Un jour, on m’a parlé d'une artiste islandaise dont j’ai cherché le nom sur Wikipedia, mais que j’ai complètement déformé et j’ai fini par tomber sur Kristín Anna Valtýsdóttir en croyant que c'était l’artiste que je cherchais. Il se trouve que c’est une grande amie d'Alex et que j’accroche beaucoup sur un travail qu'ils ont fait ensemble. De fil en aiguille, j’ai vu aussi son nom associé à celui de Julianna Barwick que j'adore, donc je me suis décidée à le contacter sur Instagram et surprise, il m’a répondu ! Il était intéressé par ma musique et me proposait de venir à Los Angeles pour travailler avec lui. Le COVID a tout annulé. On a décalé, puis reporté encore une fois car il était engagé comme directeur musical du concert filmé de Bob Dylan pour Shadow Kingdom… Au bout d’un moment, je me suis dit que ça allait me passer sous le nez car son management n’en avait rien à faire de la petite française qui le harcelait sur Instagram. Mais pas lui et il m’a répondu : « C'est important ! On va le faire, mais en distanciel. » Et même si j’avais de l’appréhension au début, ça a été vraiment super !
La plupart de tes textes s’adressent à un enfant et il court une sorte d’innocence dans le traitement sonore des morceaux . Les albums précédents mettaient en scène des femmes fatales, aventurières, voire inaccessibles. Celui-ci est clairement dédié aux mères. Comment as-tu vécu le passage d’un rôle à l’autre ? Que représente ton fils dans ton cheminement artistique ?
Tu as raison, je le vois vraiment au centre de ce cheminement, mais c'est un peu de par devers lui car je ne m'en suis rendu compte vraiment qu’après. Je crois que j’ai enfin accepté de lâcher prise après mon deuxième disque And Then I saw a Million Skies Ahead où j’avais essayé de tout au niveau production. En fait ce 2ème album, même si j’ai du mal à m’y retrouver dedans aujourd’hui, est fondamental dans mon parcours. Il n’y a jamais d'erreur, il n’y a que des choses qui te font avancer et finissent par t'amener à ton « moi ». Si tu ne sors jamais de ta zone de confort, tu ne sauras jamais où elle se trouve réellement. Tu te dis « là je suis bien. » Mais si tu n'es pas allé voir au-delà, si tu n’as pas osé pousser les portes, tu ne risques pas de retrouver le chemin. Zeno a cette expression : « Il faut remonter vers l'art de toutes les façons ». Après mon spectacle Shine, je me suis plongée à l'intérieur de moi-même en me disant qu’il fallait que j’accepte de me rendre dans les espaces qui m’appelaient, dans lesquels je me sentais bien. Je crois que je me suis réunifiée d’une certaine façon. Et puis il y a eu une rencontre déterminante avec la professeure de chant lyrique avec qui je travaille depuis cinq ans. Le chant lyrique : c’est la leçon de vie par-dessus tout parce que ça te réunit avec ton souffle, ton identité. Tu as une tessiture, c’est la tienne et on ne pourra pas la changer. Tu es une femme soprane, tu es obligée d’accepter cela et tu te rends compte que les endroits où tu te sens bien, c’est en hauteur. Cela m’a beaucoup aidée à m’ouvrir. J’étais en recherche de spiritualité à travers la littérature, la musique et je l’ai trouvée avec le chant lyrique car tu deviens souffle, espace sonore vibratoire et tu lâches tout le bas pour pouvoir resonner. De manière donc logique toute ma musique a été emmenée vers ça et je me suis dit que c’était le bon moment pour écrire de nouveaux morceaux. Cela correspondait avec le début de ma maternité et la réflexion sur la disponibilité, les priorités, les balises temporelles imposées… Je me suis dit : «Il faut que j’utilise mon temps à bon escient car il sera compté à partir du moment où l’enfant sera là. » Le « less is more » a été très vrai. Là où j’avais peur qu’avoir un enfant me fasse perdre de vue le vrai chemin, ça m’a forcée à me centrer. Je me suis rendu compte qu’il fallait arrêter toutes les conneries superflues et qu’avec le peu de temps que j’avais il me fallait aller à l’essentiel, ne pas me tromper. Ca a été une sacrée leçon !
Est-ce que se recentrer, c’était aussi pour toi revenir à la nature comme tu le fais en ponctuant certains morceaux de chants d’oiseaux, de bruits de pluie ?
Quand je suis remontée aux sources, je me suis bien rendue compte que j’étais quelqu'un de la nature, fondamentalement, même si j'ai grandi en ville et que j’ai fait ce cheminement de Paris à Berlin, dans la lumière des villes. D’ailleurs cette métaphore est bien réelle, a fortiori quand tu fais un parcours sur scène, forcément tu as envie d'aller là où ça brille. Mais je me suis rendue compte qu’au fur et à mesure, même si c'était le cas sur le spectacle Shine, j'allais de plus en plus vers l'obscurité. Je voulais que le plateau soit quasiment noir, qu’on ne me voit pas, qu'on voit la lumière. Et en venant m'installer à Ligné, ça a été aussi une manière pour moi de retourner aux endroits où je me sens bien. Je suis quelqu'un du monde animal, clairement. Leur présence me remplit d'une intensité que je retrouve à peu d'endroits… La contemplation est la clé de la poésie ! Être à l'écoute, savoir entendre, savoir regarder, tu peux le faire en ville. Mais le premier message de la poésie, c'est d'ouvrir son cœur au monde, le recevoir et rentrer en vibration avec lui. Et ça, tu ne peux pas le faire dans un milieu urbain !
Cet album est truffé de détonateurs dans lesquels j’ai placé des repères émotionnels : la pluie d'été, le son de l'orage, la présence des oiseaux, l'odeur de certaines choses au mois de mars - qui n'est pas la même qu’au mois de décembre… Quand tu es comme moi, totalement analphabète en musique, que tu ne sais pas l'écrire, tu dois trouver qu'est-ce qui t'a amené là. L'oiseau qui chante ne se pose pas la question : il est musique. J'ai fini par accepter mon approche très naïve de la musique, aimer ce chant en permanence autour, et j'y ai trouvé ma place. Du coup, je me sens très à l'aise avec le fait de travailler ma voix comme un élément sonore, vibratoire, émotionnel. Le mot est bien sûr très important, comme on le voit dans mes spectacles sur les poétesses, mais il n’est pas forcément placé au même endroit. Le travail avec la nature m'a permis de me dire : « Je suis française mais je ne suis pas forcée de lier sens et chant. » J'adore plein de chansons dont le texte est important, là n'est pas la question, mais je pense être plus attirée par des choses vocales où l’émotion ne passe pas forcément par « chanter » . Quand tu joues du piano avec le bruit de la mer ou des oiseaux en arrière-plan, cela change tout. Cela fait partie de cette recherche de l'essentialité. Du coup je me suis posée la question de comment j'allais montrer aux gens le chemin que j'aimerais qu'ils prennent, leur donner les clés pour accéder à l’espace où je souhaitais les amener. La plupart du temps, tu dis : « Ecoutez, on va voir si ça vous plaît ou non.» Là, j'avais envie de faire cet effort de les prendre par la main, de leur proposer une balade. Même si je ne chante pas des textes en français, ce n'est pas pour autant que je n'ai pas une histoire à leur raconter. Et du coup, le fait de rechercher l'immersion m'a permis de créer une certaine intimité pour mes premiers concerts et pour les spectacles sur les poétesses, parce que toutes ces choses s'alimentent.
C'est un chemin que tu as balisé avec une scénographie qui donne autant d’importance aux jeux de lumières, aux projections qu’à cet arbre de papier magnifique central. Peux-tu nous dire comment tu as réalisé tout cela ?
C'est encore une histoire de femmes. J'ai rencontré Anja Madsen-Pernot, une artiste danoise incroyable dans le cadre des Ateliers du Faire à la Fondation Martell de Cognac, où on nous a proposé un projet alliant poésie, musique et art du papier. Je jouais de la musique pendant qu’elle dessinait. Je lui amenais des photos de tous les arbres que je photographie depuis longtemps dans tous les pays du monde. Elle s’en inspirait, puis les découpait. C'est devenu un recueil de poèmes accompagné d'une pièce sonore et mis dans un magnifique livre réalisé par ses soins. Cela m’a donné l’envie de catapulter les gens qui viennent à mes concerts dans cet espace qu'on venait de découvrir ensemble. Je lui ai donc demander de déployer son dessin dans ce grand arbre. Comme elle est nordique, elle a une grande histoire aussi avec la forêt, l'obscurité, les nuits longues et connait l'importance de la lumière. Traverser la forêt est une grande thématique de l’album. C'est une manière d’exprimer comment on peut rentrer à l'intérieur de soi.
Pourtant à l’image de cette reprise de Into The night extrait de la BO de Twin Peaks que tu as posté sur Youtube cet automne, tu restes aujourd’hui au format solo piano pour accompagner la sortie du disque…
J’ai chanté en février du Julie Cruise à une grande soirée organisée par les Cinéma MK2 et Dif prod pour fêter les trente ans de Twin Peaks. La personne qui m'a invitée est celle qui nous avait mis le pied à l'étrier avec 21 Love hôtel il y a des années au Divan du monde, dans le cadre du BO Festival autour des musiques de Badalamenti. C'est une boucle qui a mis longtemps à se boucler ! Notre album était très Lynchien, donc c'est très cohérent qu'on m'invite à faire cela, même après toutes ces années. A chaque fois que je fais quelque-chose, je veux que les gens se disent que c'est classe. Je veux faire du qualitatif, pas du quantitatif. Donc il n’y aura pas de concert à proprement parler mais une forme de spectacle écrit à la frontière du théâtre et de la performance, avec chorégraphie, costumes et cette scénographie dont nous avons parlé. Le spectacle a été créé à la scène nationale d'Angoulême, et nous avons eu de très belles dates au théâtre de Barbezieux et à La Rochelle... Mais les plannings sont tellement fluctuants qu’on n’a pas envie de précipiter les choses et je tournerai cet hiver avec une adaptation pour piano solo, soit pour piano et violoncelle. On travaille sur un horizon à trois ans avec mon éditeur, à l’image du trio Joubran et de tous ces musiciens du monde qui ont beaucoup d’importance pour moi. Ces gens tournent sept ans avec le même disque et jouent leur musique, sans se soucier de proposer un truc nouveau tous les ans. Je suis un peu dans cette démarche-là, même si j’espère sortir plein de disques.
Cela rejoint le concept de La Madeleine, ce corps de ferme que vous avez reconstruit, équipé et proposé à d'autres artistes pour qu’ils puissent non seulement enregistrer, mais aussi écrire et répéter des spectacles. Peux-tu nous parler de cette aventure que tu as lancée en rentrant de Berlin et qui ouvrait ses portes au public en septembre ?
Ce n’est pas pour rien que j'avais pris comme point de départ de la dernière séance des poétesses la maison de Frida Kahlo. Après mon 2ème album, je savais qu'il fallait quitter Berlin, passer à une autre étape. Et quand je suis allée au Mexique, et y ai visité la Casa azul, ce qui m’a frappée c’est qu’elle était partout. Le décor, les couleurs : c'est un tableau de Frida Kahlo . Son âme est partout ! Et ça rejoint quelque chose auquel je crois fondamentalement : c'est que la vie d’un artiste, c'est l'art, et l'art, c'est sa vie. Les deux choses sont fondamentalement liées. Du moins l'art tel que je le conçois, cette chose totalitaire qui est l'expression de soi et qui s'exprime partout. Au lieu de s'éparpiller, aller chercher le monde partout, il faut ramener le monde à soi et voir comment on s’y déploie.
Du coup, quand on a décidé de rentrer en France, on a cherché cette maison qui nous ressemblerait et on a trouvé cet immense corps de ferme près d’Angoulème. On a reçu un accueil magnifique et énormément de soutiens car il s’agit d’une zone plutôt dépeuplée et assez pauvre en équipements culturels. En quatre ans, nous avons fait pas mal de travaux et de démarches qui nous ont permis de commencer dès 2022 à accueillir des résidences, des enregistrements avec cette idée d’en faire une maison d'artistes, dans le sens où c'est une maison qui a pour but d'accueillir l'art, ce qui se fait assez difficilement aujourd'hui. C'est à dire offrir du temps de recherche, de rencontre et d'échanges, car on est très solitaires dans nos parcours. Il est loin le temps où Breton, De Chirico, Aragon et compagnie parlaient des heures dans les cafés parisiens au début du XXème siècle. Beaucoup d’espaces numériques se sont ouverts bien sûr, mais j'ai la conviction que ce n'est pas pareil que dans la vraie vie et la maison m'en a donné la certitude absolue. Tu partages des choses indicibles quand tu vas chercher des herbes au jardin et regarde comment Adnan Joubran les cuisine. Qu'est-ce que cela t’apprend, sur la culture palestinienne, sur ta propre culture ? Tout ça en fait irrigue, enrichit, inspire, concrétise le parcours artistique qui doit être vivant au quotidien ! Parce que sinon tu sors ton disque, tu le mets sur une plateforme et tu attends de voir ce qui se passe. OK, tu as les performances live, mais aujourd'hui c'est très dur de monter un vrai spectacle, donc cela représente 10, 30 jours au maximum dans une année ? Alors qu’à La Madeleine, la réalité quotidienne de la création est tangible et permet aux gens de se rencontrer vraiment. Cet été par exemple, Elias Khan a assisté à la sortie de résidence d'un projet avec Nosfell, en présence d'une amie libanaise qui fait de la calligraphie. C’est ce genre de rencontre improbable qui pour moi est hyper enrichissante. La prochaine personne qui va venir travailler ici est Magdalena Lamri, la dessinatrice qui illustre le spectacle que nous avons donné avec Zeno et avec qui on a un projet de concert dessiné. Pourquoi j'ai pu faire l'arbre dont on a parlé pour la scénographie ? Parce que j'ai été accueillie par la Fondation Martell qui m’a donné un mois de travail pour penser un truc avec une plasticienne. Ça n'arrive jamais dans la musique ! Je me suis dit du coup que je voulais m'offrir ce luxe là et le mettre à la disposition de gens avec lesquels je sens une bonne vibration. Je veux pouvoir tisser des liens entre des gens du monde entier, mais aussi entre des pratiques artistiques différentes, pas uniquement de la musique. J’ai cette ambition de pouvoir rêver à des formes d’art qui trouvent rarement, ou du moins difficilement, une exposition suffisante pour dialoguer. Car l'art c'est la création, quelle qu’en soit la forme !
Cathimini
How do you find your way in the Dark ? 2023 (CD/LP) Moonflowers Production / IM TRAUM RECORDS
Les Poétesses : fantaisie sonore et visuelle #3
La Madeleine : maison d'artistes
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