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Brahim Saci // Un verre de poésie

Dernière mise à jour : 18 sept.


©Nicolas Van Praag

Un poète a toujours ses propres repères, ses lieux de prédilection qui donnent corps à sa verve et qui nourrissent son verbe assoiffé d'existence. Pour Brahim Saci, un de ces lieux est L'impondérable, bar du 20ème arrondissement de Paris où la chaleur kabyle règne avec panache et une gentillesse absolue.

C'est ici que je rencontre l'auteur et musicien, car sa guitare n'est jamais loin. Brahim est sur le point de publier son seizième recueil de poésies, L’éclaircie fugitive, mais qu'il en a fallu des solitudes à dompter, des errances à consoler, des sourires à partager.

D'où lui vient ce goût des mots ? « La poésie m'a été transmise par ma mère qui était elle-même poète. Elle chantait également et aimait dire des contes. Petit, pendant les soirées d'hiver elle me jouait des scènes théâtrales, c'était extraordinaire… du coup j'en oubliais le froid. »



Les cafés sont des lieux de vie fabuleux et je vais encore l'éprouver ce soir...

Le bruit de la jeunesse et le rire de l'ivresse se mélangent ici de tous côtés à L'impondérable, comment alors ne pas être inspiré ? « J'ai beaucoup écrit ici, à cette table où nous sommes » me dit Brahim, tout près du comptoir. « J'écris même sur des nappes » continue-t-il en me sortant de sa poche un monceau de feuilles froissées, aussi précieuses que des papyrus. Tout est écrit en français, c'est un vrai trésor personnel qui reste un instant sur la table avant de repartir sous les plis de sa veste. « L'impondérable », dit-il pensif, plein de reconnaissance, « Et quel nom, le lieu où tout peut arriver... La muse dont je parle dans mes livres me donne souvent rendez-vous ici. Parfois en voyant ma table, j'ai l'impression qu'elle m'attend. » Sa muse c'est Amélie, compagne de tant de bons moments passés qui un jour s'en est allée voir ailleurs… et a tout perdu. La vie dans les bars c'est aussi une vie d'ivresse qui parfois fait mal. « J’en parle dans certains poèmes, me disant qu'il faudrait m'en éloigner, parce que le corps s'use et que la muse me pousse au bord du gouffre. Elle me retient aussi pour ne pas que je tombe. Alors l'ivresse, oui, l'ivresse des mots... mais à quel prix, les poèmes sont chers payés ! »

 

Ce soir, c'est ambiance de fête avant Noël et les responsables du lieu nous offrent un merveilleux repas. Le vin chaud senteur cannelle taquine ainsi nos papilles et il fait bon être ici, il fait bon échanger paroles et pensées avec un poète au cœur de son palais. La gentillesse de Brahim, son sourire, son attention, sont ce qui vous saisit de suite et rares sont les rencontres aussi chaleureuses et immédiates. Quelle chance ! Alors ici tout peut valser comme dans une chanson de Jacques Brel, autre parolier que Brahim estime. Pendant que je me régale de mets délicieux, le poète me lit à voix haute ses dernières œuvres, offrant au bruissement du bar un écho tout en douceur où sa poésie se libère en quête d'un idéal. Brahim écrit en vers, en quatrains plus exactement, mais n'est-ce pas une trop grande contrainte ? « C'est une forme qui s'impose, fluide et musicale, elle me rapproche donc de la guitare, de la musique… »


Sur sa chaine youtube, il dispose d'ailleurs régulièrement ses créations, généralement chantées en kabyle mais parfois ce sont des chansons bilingues, kabyle/français. « Ma musique est influencée par la musique classique populaire algérienne, le chaâbi, une musique qui se transmet de maître à maître, certains d’entre eux m’inspirent énormément, comme Amar Ezzahi, El Hadj M'hamed El Anka, Maazouz Bouadjadj, Abderrahmane Aziz, Slimane Azem.»

L'impondérable se transforme également le dimanche en café littéraire et ce, depuis des années. Les rencontres s'enchaînent. S'ensuivent parfois des entretiens que Brahim réalise pour le journal numérique Le Matin d’Algérie, successeur du journal papier, Le Matin, fermé par les autorités algériennes en juillet 2004, pour sa liberté de ton.

En être de partage, il prête attention aux autres et par son intérêt pour leur travail les mets en lumière, à sa façon, pour le bien de tous. Mais tout entouré qu'il est, Brahim Saci en revient souvent à la solitude dans ses écrits. « La solitude on la subit, on la supporte, on en pleure… on en crève, c'est une prison. La muse nous offre la délivrance, mais la muse c'est à la fois l'amie etl'adversaire. Quand elle n'est pas là on la recherche et quand elle est trop présente on en souffre. Elle est un remède à l'ennui. La muse allège l'absence. La solitude c'est l'enfer des flammes, c'est le gouffre, l'abîme… elle étouffe, mais est aussi une bouffée d'oxygène.

Pour écrire il faut beaucoup lire. Je suis un grand lecteur de poésie, je me nourris de poésie. Il n'y a pas un seul jour sans que je ne lise des poèmes. Baudelaire c'est l'ami qui m'accompagne, mais c'est aussi l'ennemi car certains de ses poèmes me transpercent, me transportent. Je comprends sa nuit, je suis passé par là : " Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! ", mais mes sources d’inspiration sont nombreuses, pour la poésie en langue française, de Clément Marot à Rimbaud, Brassens, Ferré. Le génie de Brel m’émerveille, j’ai beaucoup écrit en l’écoutant. Pour la poésie en langue kabyle, il y a également Si Mohand Ou Mhand et Slimane Azem. »

 



La politique est souvent mise à l'index dans la poésie de Brahim ainsi que toutes les décisions gouvernementales qui nous ont muselés pendant la crise sanitaire. « Pour moi le poète est un gardien, il est la parole libre, la parole indomptable ! On s'est attaqué à nos libertés les plus élémentaires. On nous a interdit le libre arbitre et les médias sont à leur solde. On a pris le peuple pour un mouton de Panurge. L'intelligentsia marche au pas, elle est monnayable… je cite souvent Stéphane Hessel, '' Indignez-vous ! ''  Je parle aussi du déclin de l’Europe, des lumières aux ténèbres, l’Europe qui sacrifie ses enfants et les peuples transformés en cobayes pour satisfaire l’appétit des laboratoires, on voit comment le pouvoir absolu s’installe peu à peu, on veut nous interdire de penser, la perte du sacré a laissé la place au veau d’or, le matérialisme sauvage détruit et ravage tout, les libertés, les idéaux, les valeurs. Le mensonge est roi, un retour du sacré et des arts, la poésie en particulier, sauveront le monde. »

 

Puis la ronde festive du bar s'emporte dans un nouvel élan de jeunesse, ivre de connaissance. Un jeune homme reconnait Brahim, se souvient de lui avoir parlé ici. Lui, son kiff c'est l'écriture de Wajdi Mouawad, directeur du théâtre de La Colline, à deux pas d'ici. On sent clairement que ce jeune homme est dans un rapport de transmissions comme l'est la parole de nos poètes.

 

Nous en parlions, parmi ses thèmes de prédilection, Brahim creuse de livre en livre l'obsession de la muse qui est présente dans chacun de ses recueils.

« Un tel amour on ne le rencontre qu'une fois dans sa vie, et pourtant j'ai eu d'autres amours lorsque j'étais caricaturiste à Montmartre. Ce qui est passé est perdu et j'essaie de le recréer avec la musique, je l'idéalise... Pour alléger le poids de l'absence je me suis mis à beaucoup écrire, à beaucoup boire, chaque livre est une bouffée d'oxygène. Puis il y a ma guitare. Je la regarde et j'ai l'impression qu'elle me parle et me dit : '' Écoute, assez de livres, et moi ? '' Mais c'est le destin, il fallait que ces livres existent ! »

 

Dans son avant-dernier livre L'épreuve vers la voie il dit que sa poésie crée sa réalité : « Je ne me sens vivre qu'en écrivant et personne ne doit nous dire comment regarder, quoi choisir… on me dit parfois que ce que j'écris est triste, mais ce ne sont que des poèmes, pas plus, et en même temps la tristesse fait partie de la vie. Il faut regarder la beauté de la poésie, c'est comme un tableau. Je peins avec les mots, la poésie c'est l'émotion et l'art te met en connexion avec toi-même. Alors j'ai l'impression d'avoir vécu plus de mille ans. J'ai toujours vécu dans l'art, mon cœur je le nettoie chaque jour vers un élan spirituel, l'art ce n’est que de l'amour ! ».

 

Ainsi, la voix poétique de Brahim Saci habite le monde, habite les nuits parisiennes qui font de lui un homme de lumière dont la parole trace des liens fraternels. Puissent ses mots résonner longtemps, pour le bien de tous et pour les douleurs enfouies que panse la poésie.


"La raison déchue" son 17ème livre de poésie arrive prochainement à l'automne 2024.


Frédéric Lemaître





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